Le 11 février 2010, le grand couturier britannique Alexander McQueen, styliste attitré de Lady Gaga, Janet Jackson et Sarah Jessica Parker, se donnait la mort. Alerte de la presse. Paris Match, toujours à l'affût des décès des grands de ce monde, titrait : « Requiem pour Alexander McQueen1 ». Surchauffe médiatique ordinaire pour une part, cet abondant traitement collectif constituait aussi bien la confirmation éclatante de l’interaction croissante entre cet art de distinction que symbolise dans l'imaginaire collectif la haute couture et la culture mass-médiatique. Longtemps antidote aristocratique de cette dernière, la haute couture en a, en effet, peu à peu épousé les contours. Éléments de genèse d’une alliance apparemment paradoxale.
À une époque où les éloges médiatiques se distribuent à tout-va, il n’y a rien d’étonnant à ce qu’un couturier puisse recueillir de la presse quelques lauriers. D'autre part, Alexander McQueen n’est pas le premier grand couturier à se voir ainsi distingué. Il est toutefois plus surprenant de constater à l'œuvre, derrière cette médiatisation toute banale, un processus de vulgarisation de la haute couture. Ce secteur de production, qui s'est mis en place au 19e siècle pour fournir à une élite bourgeoise les moyens vestimentaires de son élection sociale, a aujourd'hui fait du vedettariat, du grand public et de la standardisation de masse ses nouveaux principes directeurs. Rien ne montre mieux ce processus de vulgarisation que les six nécrologies de grands couturiers consacrées par Paris Match, entre 1957 et 2010, à Christian Dior, Gabrielle Chanel, Guy Laroche, Gianni Versace, Yves Saint Laurent et Alexander McQueen. Ces nécrologies successives montrent que, des années 50 à nos jours, avec le concours de la presse, le secteur de la haute couture a de plus en plus conformé aux normes de la culture de masse non seulement son mode de communication et son public cible mais aussi sa position au sein du champ de production vestimentaire.
Média-socialité
Cette métamorphose toute médiatique ou cette « médiamorphose » de la haute couture est d'abord perceptible au travers du poids de plus en plus lourd que celle-ci a accordé au jugement journalistique. Si, dans les années 50, les rédacteurs de presse n’avaient d’autre rôle que celui d’assister aux défilés saisonniers et d'en rendre compte, dès les années 80 ces mêmes rédacteurs deviendront « redoutables », selon Paris Match. Les couturiers se soumettront toujours un peu plus à « la sévérité des chroniqueuses ». C'est ainsi, par exemple, qu'Anna Wintour, célèbre rédactrice en chef du Vogue USA, dispose aujourd'hui d'un droit d'accès aux ateliers des plus grandes maisons afin d'apprécier en primeur leurs prochaines collections.
La relation qui unit les couturiers au public de masse est quant à elle devenue plus intime. En 1957, Paris Match déclarait ainsi qu’à l’annonce de la mort de Christian Dior, « Parmi la foule grise d'un métropolitain matinal, il n'y avait pas une femme qui aurait pu seulement avoir l'espoir de posséder un jour une robe de chez Dior. Cependant, cette foule était émue, navrée, irritée même ». A contrario, en 2010, devant la boutique d'Alexander McQueen à Los Angeles, ce sont des « fans » qui « ont déposé des fleurs et des couronnes ». Tenue à distance en 1957, voici que la foule devient la complice et l'adepte d'un culte mass-médiatique rendu à la haute couture.
![]() |
Le plus grand bouleversement dont la haute couture ait fait l'objet concerne toutefois le cercle de sociabilité à l'intérieur duquel elle se produit et circule. Réduit à l'élite politique, financière et artistique au milieu du siècle dernier, ce cercle a graduellement étendu ses frontières au star system. Dans les années 50, l’intelligentsia artistique et la bourgeoisie parisiennes constituaient encore l'univers d'appartenance d'un grand couturier tel que Christian Dior, à propos de qui Paris Match disait en 1957 que « Ses audaces, son goût du merveilleux, son amour du sublime, ce sont Jean Cocteau, Serge Diaghilev et Éric Satie qui les lui enseignaient au Bœuf sur le Toit ». Assez vite cependant, vedettes du grand écran, divas et chanteurs populaires alimenteront le réseau social d’une haute couture en pleine transfiguration culturelle. En 1997, Gianni Versace devenait « le chéri de la jet set ». Celui d’« Elizabeth Taylor et Mike Tyson. Michael Jackson, Madonna et Brooke Shields. Liz Hurley, Hugh Grant, Diana, Elton John et Joan Collins ».
Cette connivence entre star system et haute couture est cependant liée à un phénomène plus global : celui d'une modification ou d'une extension de l'élite perçue comme légitime. Le sociologue américain Charles Wright Mills estimait dès 1956 que « de nouveaux types prestigieux de femmes et d’hommes sont venus s’ajouter à la femme du monde et à l’homme de la vieille richesse ; ils rivalisent avec eux, et parfois même prennent leur place ». Cette nouvelle élite médiatique, faite de « Noms qui n’ont pas besoin d’autre identification » et qui, selon le mot d'Andy Warhol, sont avant tout connus pour leur notoriété, allait ainsi logiquement former le socle étendu sur lequel la haute couture réaffirmerait sa position dominante au sein de l'industrie textile.
La haute couture a sans doute trouvé ainsi de quoi surmonter la double crise qu'elle a eu à affronter. Crise commerciale d'une part, liée à l'atrophie de sa clientèle cible et au dépérissement des cérémonies bourgeoises. Crise structurelle d'autre part, au sein du champ de production vestimentaire, causée par l’essor concurrentiel d'un prêt-à-porter émancipé des modèles qu'elle imposait jusqu'alors. L'entrée en régime mass-médiatique pourrait ainsi avoir donné à ce secteur en déclin le moyen de conquérir de nouveaux consommateurs et de maintenir, sinon de relancer, sa prospérité économique. Ses nouvelles ambassadrices, les stars, disposent de vertus commerciales et communicationnelles inestimables. La star moderne se distingue, en effet, des vieilles élites, jadis visées par la haute couture, en ceci qu'elle réduit la distance qui l'isole de l'homme ordinaire. Si elle est une divinité inaccessible, la star est simultanément « comme nous ». Il est dès lors possible, à travers l'imagerie médiatique, de l'imiter en partageant ses goûts et ses passions mais aussi en adoptant son mascara, son parfum, son style vestimentaire. Aux mannequins plus ou moins anonymes, se sont ainsi substitués tantôt la vedette habillée de vêtements griffés, qu'elle griffe en retour, tantôt des mannequins accédant au statut de star. De Twiggy à Naomi Campbell en passant par Kate Moss.
1 http://www.parismatch.com/Conso-Match/Mode/Actu/Requiem-pour-Alexander-McQueen-168971/