Le Condottière de Georges Perec

Comment situeriez-vous Perec dans la littérature française ?

Sans doute un écrivain mineur majeur. Je ne peux que reproduire ici ce qu'en dit Henri Godard dans Le Roman modes d'emploi (Folio essais, 2006, p. 449). Godard parle d'abord de Robbe-Grillet, puis écrit ceci : « Avec le récit, la fiction avait été proscrite par les romanciers soucieux de modernité, et son besoin ne se faisait pas moins sentir. C'est ce qui fait de Georges Perec une figure cruciale du roman dans ce troisième quart du 20e siècle. En lui, le désir de fiction (...) est aussi fort que le sentiment d'une impossibilité de continuer à écrire cette fiction sur le mode traditionnel. Dans cet écartèlement, la découverte en 1967 de l'OuLiPo (Ouvroir de littérature potentielle) prend pour lui la valeur d'une révélation. » Et Godard continue sur vingt pages.

Il me semble, comme lui, que Perec a redonné ses lettres de noblesse au récit avec personnages en un moment (les années 70-80) où régnait, pour la littérature "avancée " une sorte de terreur exercée – volontairement ou non – par les thèses et théories du Nouveau Roman et surtout de Tel Quel (Sollers et autres). Aujourd'hui, que de colloques Perec, de sociétés Perec, etc.

Quelle sont la spécificité et l'originalité de sa littérature ?

Quelle question... impossible de répondre simplement (voir le livre de Claude Burgelin, les films réalisés sur Perec). Lui-même disait avoir écrit selon plusieurs axes : le sociologique, l'autobiographique, le ludique,... Il changeait sans cesse, passant de vrais récits à des jongleries verbales ou à des petits traités comme Penser/classer. J'aime chez lui son extrême pudeur, sa modestie, la souffrance qui se cache derrière une virtuosité verbale ou l'invention de situations cocasses (« inventaire des lits dans lesquels j'ai dormi », liste des plats ingurgités telle année, etc.). Il y a l'inventeur de règles : lipogrammes, etc. (La disparition) et le poète inquiet de Récits d'Ellis Island et de W ou le souvenir d'enfance. Il y a toute la dimension de la perte de l'origine, l'enfance continuée dans l'âge adulte, l'absence de méchanceté, de sexualité. L'auto-ironie, le goût pour la liste infinie, le plaisir que donne la saveur des mots, la douceur. Un amour très simple pour un mélange des cultures de son temps : il est érudit, mais aime les chansonnettes, les coureurs cyclistes, ce qu'il nomme l'infra-ordinaire. Une écriture qui varie aussi, mais est toujours simple, limpide, sans sophistication (sauf lorsqu'il joue à singer la sophistication). Quelque chose de profondément tendre et fraternel est là, dès qu'on se met à lire ses textes autobiographiques. Et ses engagements politiques et esthétiques : il est fou de films (comme Hiroshima, mon amour) et participe à Cause commune, écrit sur la littérature des camps dans l'ouvrage publié en hommage à Robert Antelme.

Il a inventé la verbalisation du quotidien, la mise en place d'un ensemble de textes qui vont repérer le sensible ordinaire et presque l'épuiser: Tentative d'épuisement d'un lieu parisien.

« Classant le monde pour le comprendre à sa manière, Georges Perec n’a cessé de bouleverser les conventions du sensible et les hiérarchies établies. Son regard confère à la banalité, aux êtres et aux choses de tous les jours, une densité inattendue qui nous trouble et nous émerveille. » (Maurice Olender, présentation du recueil de textes de Perec Penser/classer, Hachette, coll. Textes du 20e siècle, 1985)

« Apprivoiser la banalité journalière pour en faire, par la grâce du jeu, le matériau d’une poésie du prosaïque » (C. Burgelin, Georges Perec, éd. Seuil, coll. Les Contemporains, 1988, p. 37)

L'OuLiPo est-il selon vous une famille littéraire importante ?

Je crois que oui. Cela n'a pas produit d'œuvres majeures, mais a fait réfléchir au langage comme matériau à malaxer, etc. En outre, comme dans le surréalisme, les oulipiens ont voulu que l'écriture puisse être vécue par tous, faite par tous. Nul besoin d'inspiration, le jeu et les contraintes y suppléaient.

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Quel événement fut la sortie des Choses au début des années 1960 ?

Autour du Prix Renaudot attribué à Perec, il a dû y avoir des tas de discours critiques, mais je n'ai pas refait la recherche. Ce fut un succès de librairie impressionnant, car les jeunes se retrouvaient dans ce portrait de Jérôme et Sylvie, obsédés par la société de consommation (je crois me souvenir que Jean-Luc Godard a parlé de ce roman). Ce qui a frappé est l'utilisation constante d'un "ils" (« ils se retrouvaient chez les bouquinistes, ils mangeaient mal »), une absence d'analyse psychologique traditionnelle, la simplicité du récit et le monde de la consommation comme acteur principal et chimère.

Quels sont ses livres les plus importants selon vous ?

Les Choses, Je me souviens, La Vie mode d'emploi, Un Homme qui dort, Récits d'Ellis Island, W ou le souvenir d'enfance.

A-t-il fait école ?

Peut-être chez l'Annie Ernaux du livre Les Années ..., chez les anthropo-sociologues assurément.

En quoi la parution du Condottière constitue-t-elle un événement ?

C'est toujours un événement de retrouver les premiers textes d'un écrivain. Surtout qu'ici, il s'agit d'un roman abouti et présenté chez Gallimard et au Seuil (refusé chez les deux), et auquel Perec tenait beaucoup. Il l'avait perdu, dit-il. Quelle que soit sa valeur littéraire, le livre est à retenir pour des études génétiques : son narrateur, Gaspard Winckler, réapparaîtra dans La vie mode d'emploi, etc.

Michel Paquot
Juillet 2012

 

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Michel Paquot est journaliste indépendant.


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Danielle Bajomée a enseigné la littérature française des 19e et 20e siècles à l'ULg. Elle s'est spécialisée dans l'étude des textes littéraires d'après 1945.
 

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