Pour les trente ans de la mort de Georges Perec (le 3 mars 1982), La Librairie du XXIe siècle dirigée par Maurice Olender publie Le Condottière, un roman de jeunesse de l’auteur des Choses que l’on croyait perdu.
Écrit à la fin des années 1950, Le Condottière a porté différents titres : La Nuit, Gaspard puis Gaspard pas mort. Il s’agit en réalité du troisième roman de son auteur né en 1936 comme le rappelle Claude Burgelin dans sa préface. Perec qui, dès 18 ans, ambitionne d’être romancier, a en effet écrit en 1955 Les Errants (aujourd’hui perdu) et, deux ans plus tard, après un séjour en Yougoslavie, L’Attentat de Sarajevo, refusé par Maurice Nadeau et dont le tapuscrit est conservé à l’IMEC (Institut mémoires de l’édition contemporaine). Sous ses différentes versions, ce texte est refusé par le Seuil puis, en novembre 1960, par Gallimard, malgré l’accord de Georges Lambrichs, directeur de la collection Le Chemin. Dépité, le néo-écrivain range son manuscrit, l’oublie et finit par le croire perdu. Ce n’est qu’au début des années 1990 que son biographe, David Bellos, en retrouve des exemplaires chez deux de ses proches.
Le Condottière s’ouvre par un meurtre : le narrateur, Gaspard Winckler, un peintre qui, depuis plusieurs mois, réalise une copie du Condottière peint par Antonello de Messine en 1475, vient de tuer son commanditaire. Pourquoi ? C’est ce qu’il va tenter d’expliquer au fil d’incessants allers-retours entre sa situation présente – il s’est enfermé dans la cave – et son passé. Cette copie était l’occasion, pour ce « bon ouvrier », « une espèce d’Arsène Lupin débonnaire et habile », d’enfin parvenir, au terme de douze années de pratique assidue et méthodique, à « réussir ce que jamais faussaire avant lui n’avait osé tenter: la création authentique d’un chef d’œuvre du passé ». Or c’est une autre évidence qu’a fait naître en lui cet ultime travail : celle de ne pas exister. « J’étais le plus grand faussaire du monde, parce que personne ne savait que j’étais faussaire », déplore-t-il dans le dialogue qui occupe la deuxième partie du roman.
S’il n’est pas toujours aisé de suivre les méandres de la pensée de Gaspard Winckler, ce livre est passionnant à plus d’un titre. Notamment par ce qu’il révèle de l’œuvre future de Perec, par exemple le thème récurrent de la question de l’identité, ou par la réflexion menée sur la « profession » de faussaire (« ça veut dire vivre avec les morts, ça veut dire être mort, ça veut dire connaître les morts, ça veut dire être n’importe qui »). Une réflexion qui, d’une manière ou d’une autre, concerne l’artiste inscrit dans une longue lignée de prédécesseurs.
Danielle Bajomée, qui a notamment donné des cours à l’ULg sur la littérature française des 19 et 20e siècles et sur les relations entre la littérature et le cinéma, explique l’importance de Georges Perec auquel elle a consacré plusieurs cours et articles.
Vous avez travaillé sur le Nouveau Roman, Duras, Mertens, Simenon : en quoi leur littérature vous intéresse-t-elle ?
À vrai dire, Simenon, c'était sur commande. Il fallait, dans les années 80, un scientifique ULg pour s'occuper du Centre et du Fonds Simenon, car le professeur qui avait initié les choses était gravement souffrant. J'ai accepté, créé une revue, fait des colloques et un livre, en m'intéressant de plus en plus à une littérature qui ne me plaisait pas au départ.
Le Mertens que j'aime est celui des Bons Offices : à mes yeux, c'est dans la ligne déstructurée et éclatée de certains "nouveaux romans". J'aime beaucoup aussi Perdre et les nouvelles... Duras est un des écrivains qui me touchent le plus, avec Claude Simon, Proust , Beckett, Virginia Woolf : son rapport à la perte, à la passion, au féminisme m'émeut, et puis cette écriture poétique, prosodique... (voir l'article Des journées entières... dans Duras). J'ai consacré ma thèse de doctorat au "Nouveau Roman", et j'ai eu la chance de bénéficier à deux reprises de bourses de séjour à Paris : Jérôme Lindon, des Éditions de Minuit ,m'a laissé fouiller dans ses archives et rencontrer Beckett et Robbe-Grillet. Butor, je l'ai connu à l'occasion des séjours qu'il faisait à Liège pour rencontrer Henri Pousseur (à l'époque, directeur du Conservatoire) et j'ai rencontré Robbe-Grillet et Simon dans les colloques de Cerisy.
J'ai eu, dès mes dernières années d'études, une passion pour cette littérature qui n'était pas de divertissement et qui me semblait aussi expérimentale que les films de la Nouvelle vague dont je me délectais. Je suis une lectrice boulimique, et j'avais le sentiment d'une telle révolution dans le roman : Sarraute et son intelligence de l'infra-psychologie, Butor et ses Répertoire d'une telle richesse culturelle, Simon et l'envoûtement qu'inventait sa prose aux phrases kilométriques.
Et puis les engagements politiques de certains de ces écrivains considérés comme élitistes : Duras, aux côtés de Resnais, de Mascolo et de Blanchot pour le Manifeste des 121, avec Lindon, Simon, Sartre et les autres... Duras militante féministe, Beckett et son prix Nobel offert à d'autres, sa vigilance pour les prisonniers, son action dans la résistance....et Simon, traînant derrière lui son engagement dans les brigades internationales et ses souvenirs de la "drôle de guerre", etc.
Comment en êtes-vous venue à travailler sur Perec ?
J'ai consacré beaucoup de cours et de séminaires aux problèmes de la mémoire et du temps en littérature : Proust, Simon... Je suis tombée, jadis, sur Je me souviens et puis me suis mise à lire tout Perec, en me rendant compte que je connaissais de lui Les Choses, mais je n'avais pas opéré le rapprochement. En outre, dans les ateliers d'écriture que j'animais, Je me souviens était un bon détonateur : tout le monde ose le pasticher... J'aime aussi, violemment, W ou le souvenir d'enfance pour des raisons plus personnelles et Un homme qui dort (le livre et le film, admirables). J'ai vraiment travaillé sur Perec dans plusieurs cours consacrés à l'écriture fragmentaire (j'y convoquais Barthes, Fragments d'un discours amoureux et divers textes de Perec) et dans des cours consacrés à "Littérature et photographie" : finalement, je revenais toujours peu ou prou à Perec....