Tout à fait différente de la photographie panoramique-carte postale, la photographie-journal intime contient différentes marques d’indexation, comme par exemple la date et l’heure, qui fonctionnent comme une « mise en pose » face à l’observateur de la photo. Dans cette image prise à Barcelone (photo 4) par exemple, il n’existe pas de pose du corps du touriste : ce sont la date et l’heure qui marquent une présence et qui témoignent non pas tant des lieux, mais de la syntagmatique des déplacements.

La photographie-journal intime est désordonnée, spontanée et fortuite : c’est le hasard des événements qui détermine les déclics ; en fait, dans ce type de photographie, quelqu’un entre toujours dans le champ visuel de l’appareil et rend asymétrique le champ de vision. Elle peut également témoigner de la fatigue de voyager (photo 5). Représenter la fatigue donne à la photo une patine de vécu qui ne serait pas envisageable dans la photo-carte postale ni dans celle de monument.

La photo de journal intime met en scène le soi-ipse, la syntagmatique identitaire, la succession des soi-ipse à l’intérieur de la narration du voyage, alors que celle du monument mettait en scène un catalogue d’identités idem, qui se superposent l’une sur l’autre en établissant une parataxe. La photo de journal intime construit la privatisation d’un sous-espace urbain et insiste sur le hasard et l’unicité de la conjoncture, qui se place à l’opposé de la photographie de monument où la pose construit un modèle, voire un idéal-type de quelqu’un ou de quelque chose. Si la photographie de monument confirme ce que nous savons sur la ville que nous visitons, et marque encore une fois des savoirs partagés, la photo de journal intime crée la ville pendant qu’on la parcourt, et valorise non pas la ville, mais bien le voyage lui-même. Le journal intime photographique construit en fait une autre ville par rapport à la ville monumentale et à celle de la carte postale car il met en scène une ville qui se fait et se défait à travers des accidents, des occasions et des aventures. La ville d’art peut même devenir difficile à reconnaître. Comme le fait aussi la photographie de raccourcis, elle met en scène une ville méconnaissable, mais au contraire de cette dernière, la photo de journal intime la constitue en tant que « ville habitable ». Si dans la photographie de monument le corps s’inscrit sur la surface de la ville pour s’approprier de la stratification des temps historiques de façon ponctuelle, c’est dans la photo-raccourcis et de journal intime que, paradoxalement, la ville est « creusée », autant à un niveau temporel que spatial : il s’agit d’espaces non stéréotypés et de temps non récursifs, reliés à un je-ici-maintenant du voyage.
Les différentes configurations corporelles de la photographie touristique
La photo de monument enregistre la présence du touriste dans différents endroits, sans que rien ne reste de son parcours dans la ville : le plan de ce touriste est une collection de points déliés entre eux : la photographie de monument met en scène un corps-point. Au contraire, la photo de journal intime configure un corps-mouvement, un corps explorateur se plongeant dans le monde : elle met en scène les parcours non programmés, les efforts, la fatigue, l’empreinte du sujet sur l’espace traversé. Si la vision de la ville monumentale est modalisée selon le devoir être, celle de journal intime l’est selon le pouvoir être, où domine la forme de vie de la contingence, de l’aventure et qui marque l’authenticité du parcours dans la ville.
La photo de monument met en scène un point de vue « électif », elle va à la recherche du « meilleur exemplaire » ; la photo de journal intime, au contraire, va à la recherche du détail personnalisé. La photographie de monument vise à l’élection d’une représentativité, celle de journal intime vise à la spécificité de la singularité du hasard : tout peut devenir significatif. Le corps-mouvement de la photo de journal intime « signe » les sous-espaces urbains de façon singulière, alors que dans la photo de monument l’inscription du corps sur l’enveloppe de la ville est sans profondeur : le monument est un point focal prévu et préfixé, un lieu déjà destiné au touriste et le touriste est censé y tracer une signature bien lisible, qui se superpose et se substitue à celles des autres touristes. Différemment, la signature du touriste dans la photo de journal intime est plutôt une signature-sigle, pas nécessairement lisible : il suffit simplement qu’elle indique une individualité, une sensori-motricité et un geste.
La photographie-carte postale implique par contre un corps-regard, un corps qui n’a pas de contraintes à l’intérieur d’une ville qui n’oppose pas de résistance.
De manière encore différente, la photo de raccourcis semble transpercer la façade des monuments et, dépassant les obstacles des différentes perspectives encaissées, semble trouver des interstices voire un espace vraiment « intérieur » à la ville. La photo de raccourcis met en scène un corps-interstice qui dépayse la ville.
On s’aperçoit que la photographie qui représente le touriste n’est pas forcément plus intensivement assumée que celle où le touriste disparaît de la cible du viseur : c’est plutôt le contraire. Lorsque le touriste ne figure pas dans la photo, sa vie à l’intérieur de la ville apparaît. Quand le touriste se met en pose et s’expose, cesse de sentir, se transforme déjà en papier, en image, en la pierre du monument. C’est au prix de sa disparition de l’image que le touriste peut enfin trouver sa place dans la vie de la ville.
Maria Giulia Dondero
Juillet 2012
Maria Giulia Dondero est chercheure qualifiée FNRS et enseigne la sémiotique visuelle à l'ULg. Elle est co-fondatrice et coordinatrice générale de la revue de sémiotique, Signata Annales des sémiotiques/Annals of Semiotics (PULg-SH).
Voir son parcours chercheur sur Reflexions
Références bibliographiques Barthes, R., (1980), La chambre claire. Note sur la photographie, dans Œuvres Complètes, 1995, Seuil, pp. 785-892. Méaux, D. (2005) « Des mots et des images dans la relation de voyage » dans La photographie au pied de la lettre, textes réunis par Arrouye, Aix en Provence, PUP, pp. 349-360.
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