« La complication de l'orthographe française, si elle est peut-être agréable pour l'écrivain cultivé, est un frein à la diffusion du français dans certains pays » estime Alain Rey, qui ajoute que « les modifications de la langue n'ont jamais joué en sa défaveur. » Linguiste et lexicographe de renom, Alain Rey est l'éditeur de nombreux dictionnaires Robert, dont le « Grand Robert de la Langue française » ou le « Dictionnaire Historique et Culturel de la Langue française ». Il a participé à la conception du « Dixel » et suivi sa réalisation. Gallimard vient en outre de rééditer sa biographie, « Émile Littré, l'humaniste et les mots ».
Comment définiriez-vous le « Dixel » ?
Alain Rey : Nous nous attachons à la description de la langue que les dictionnaires de ce type, destinés aux familles, parents d'élèves, enseignants, ont un peu sacrifiée au profit de l'encyclopédie et des problèmes de terminologie technique et scientifique. La spécificité de ce dictionnaire est de mettre à la disposition d'un public très large des analyses de sens et des données étymologiques absentes des dictionnaires concurrents. Dans sa partie langue française, il est comme les autres Robert, avec des analyses de sens beaucoup plus fines qu'ailleurs, des systèmes d'exemples destinés à montrer l'application des règles, de temps en temps des citations littéraires qui rappellent l'importance de la littérature pour illustrer le bon usage du français, et des étymologies relativement plus développées.
Une large place est accordée à l'iconographie...
Alain Rey : Pour nous, c'est un peu une nouveauté. L'iconographie est devenue une donnée essentielle pour donner un certain agrément à la consultation du livre. Nous avons essayé de faire en sorte que les illustrations viennent en complément du texte et non pour simplement l'illustrer. Par exemple, tous les personnages représentés sont dans l'exercice de leur activité. D'autre part, les planches ne sont pas conçues autour d'un savoir traditionnel relativement figé, mais inscrites dans des problématiques de premier plan : les espèces en péril, le cycle de l'énergie, etc. Même chose pour les petits encadrés encyclopédiques. Ils offrent un savoir nécessaire à l'école et à la maison mais aussi, et surtout, des ouvertures sur tous les problèmes qui agitent la société aujourd'hui: les OGM, le développement durable, la démocratie, etc.
L'autre nouveauté, c'est le prolongement du « Dixel » sur Internet.
Alain Rey : Nous avons en effet souhaité que l'acquisition du dictionnaire donne accès à un site qui sera progressivement développé. Le dictionnaire sur papier donne une connaissance stable et synthétique de ce qui est nécessaire pour constituer un savoir indispensable. Et tout ce qui concerne l'évolution des choses sera pris en charge par l'informatique.
Pourquoi, dans le « Dixel » papier, avez-vous choisi l'orthographe traditionnelle ?
Alain Rey : Cela a été remarqué et critiqué. Et à l'inverse, j'avais déjà été personnellement critiqué suite à l'ouverture à la nouvelle orthographe, exceptionnellement importante, dans le « Petit Robert ». Mais on oublie une chose: le « Petit Robert » s'adresse à un public averti, déjà avancé dans la connaissance du français et qui s'intéresse aux problèmes de langue. Alors que le « Dixel » est un dictionnaire tout public, pour lequel les problèmes orthographiques sont essentiellement des problèmes de correction. Il nous a semblé, vu le type de public visé, qu'un savoir académique était préférable sur le plan orthographique. Les rectifications, tolérées aujourd'hui mais peu acceptées en France où il y a des résistances terribles, on les trouve sur le site. Nous accordons beaucoup d'importance à cette complémentarité entre le papier et la consultation de l'écran et je pense que c'est une voie importante pour l'avenir. Si on veut sauvegarder l'existence du livre, il faut faire en sorte que sa problématique soit distincte de celle d'Internet.
L'orthographe de la langue doit aller vers le phonétisme
Le grand public n'est pas prêt à modifier l'orthographe ?
Alain Rey : En réalité, la question se pose non pas en terme d'être pour ou contre, mais dans l'observation de ce qui se passe réellement. Pour qu'un enfant maîtrise l'orthographe traditionnelle, ce n'est pas forcément la meilleure façon de faire que de lui proposer des orthographes nouvelles qui vont le troubler. Il y a là un souci de clarté et de simplification que la société n'a pas accepté mais que je souhaite tout à fait.
Dans un essai monographique, dans un dictionnaire pour un public très averti comme le « Petit » ou le « Grand Robert » on peut aller très loin, mais dans un dictionnaire destiné à un public d'apprenants plus élémentaires qui ne s'est pas posé ces problèmes-là, qui n'est même pas au courant de l'évolution des choses, il vaut mieux être discret. Je crois que cela même n'a pas été très bien compris. On voudrait qu'il y ait la même politique dans tous les livres. Or une de mes doctrines est qu'un dictionnaire doit être fait en fonction de ses utilisateurs, et non pas des opinions de celui qui le fait.
Vous-même, vous êtes favorable à une évolution ?
Alain Rey : Je pense même qu'il faut aller beaucoup plus loin, je suis partisan d'une orthographe qui tendrait vers le phonétisme un peu à la manière de la langue espagnole. Mais on en est très loin, car on se heurte à des résistances sociales fondamentales. C'est comme pour la féminisation des mots. Je suis assez partisan d'une solution radicale à la québécoise, mais elle est moins acceptée en français d'Europe et encore moins en France qu'en Belgique et en Suisse. C'est un problème de ressenti social et collectif.
Mais n'y a-t-il pas une perte sur le plan esthétique ?
Alain Rey : On peut en effet considérer que la perte des accents circonflexes, par exemple, est regrettable pour des raisons esthétiques. Mais si la complication de l'orthographe française est peut-être agréable pour l'écrivain cultivé, elle est un frein à la diffusion du français dans certains pays : en Haïti par exemple, où le créole, lui, est noté de manière phonétique. Et en Afrique noire, le problème majeur est l'alphabétisation. Il faut donc voir tous ces aspects qui sont éminemment sociaux. À mon avis, il vaut mieux renoncer à des complications.
De ces simplifications, la langue ne sort donc pas perdante ?
Alain Rey : Je suis avant tout un historien de la langue et j'observe que, dans l'Histoire, il y a eu des modifications de la façon d'écrire dans diverses langues bien plus fondamentales que celle-ci. Elles n'ont pas du tout joué en défaveur de ces langues. Quand le turc est passé brutalement de l'orthographe arabe, qui d'ailleurs ne lui était pas naturelle, à l'alphabet romain, ça n'a pas du tout nui à la langue turque. À la Renaissance, on avait des graphies qui étaient beaucoup plus phonétiques, mais qui n'ont pas été conservées pour des raisons politiques, car la fixation de l'orthographe a été décidée par l'Académie française. Au XVIIIe siècle, l'orthographe de Voltaire a simplifié celle du XVIIe. Mais cela s'est arrêté en grande partie à cause de la Révolution, et du jacobinisme. Et maintenant l'orthographe française, comme l'anglaise d'ailleurs, s'est énormément éloignée de la prononciation. L'alphabétisation est plus simple dans les pays de langue espagnole, comme chez les Amérindiens d'Amérique latine, ou pour les Africains francophones. Ce sont des choses qu'il faut donc voir sur le long terme.
Entretien : Michel Paquot
Octobre2009
Michel Paquot est journaliste indépendant, spécialisé dans les domaines littéraires et culturels.