La pensée théologico-politique de Charlemagne

Dès 794, l’enseignement de la doctrine chrétienne fut imposé dans tout le royaume mais aucun conseil, aucune méthode, aucun manuel ne fut offert aux prédicateurs pour mener à bien cette mission. Probablement le souverain surestimait-il la capacité des membres du clergé à clarifier une question doctrinale. Peut-être aussi pensait-il mesurer, par cette nouvelle injonction, les premiers résultats de sa vaste réforme. L’élite ecclésiastique était bien consciente de la difficulté de la matière mais, confrontée aux problèmes politico-religieux générés par la soumission et la conversion des Avars (796), elle ne trouva pas immédiatement le temps nécessaire à la formation des prêtres. Ce n’est qu’à la fin de l’été 796 que le patriarche Paulin d'Aquilée convoqua un concile provincial au cours duquel, dans le respect des décisions arrêtées à Francfort, il présenta une nouvelle version légèrement remaniée du credo de Nicée-Constantinople formulée à la première personne du singulier, de manière à renforcer l'engagement personnel du croyant ; cette version carolingienne du credo est encore chantée dans l’Église catholique d’aujourd’hui. En annexe, Paulin proposa un second symbole composé d'un énoncé beaucoup plus détaillé relatif à la Trinité immanente et d'un long exposé christologique. Ces deux symboles correspondaient parfaitement aux exigences royales : aux fidèles de mémoriser ce qu'il faut croire ; aux clercs de prendre conscience des dangers d'une christologie viciée ! En imposant la mémorisation du second à tous les membres du clergé de sa province ecclésiastique, Paulin entendait bien faire de cet exposé doctrinal la matrice de l'enseignement catéchétique dispensé sur le territoire soumis à son autorité, sinon dans tout le royaume, comme le suggère l'envoi d'une copie de son œuvre au souverain.

La résurgence de la querelle adoptianiste remobilisa tous les théologiens du royaume durant les trois dernières années du 8e siècle ; les efforts de promotion de la doctrine trinitaire furent momentanément suspendus.

Le De fide sanctae et individuae Trinitatis d’Alcuin

© British Library Board Harley 4980 f. 105v
Lettrine colorée 'D'(uas [enim] creaturas rationales condidit creator) dans le prologue du 3e livre d'Alcuin De fide sanctae et individuae Trinitatis

fideLe 25 décembre 800, Charlemagne fut couronné empereur par le pape Léon III (795-816) dans la basilique Saint-Pierre de Rome. Convaincu depuis longtemps de la nécessité de renoncer à la dimension nationale, ethnique du royaume franc au profit d'un imperium christianum, Alcuin fut vraisemblablement le premier théologien de la cour à manifester son enthousiasme et son engagement politique et religieux à l’annonce de cette nouvelle. À la fin de l’année 801, il offrit à l’empereur un important traité en trois livres intitulé De fide sanctae et individuae Trinitatis. Ce traité consistait avant tout en un exposé de la foi chrétienne, centrée sur le monothéisme trinitaire : la foi en un Dieu unique en trois personnes Père, Fils et Esprit. Dans le prologue, Alcuin interpellait le lecteur sur la nécessité pour l’Homme de croire en Dieu. Plus qu'une synthèse des connaissances religieuses de son temps, ce traité s’est imposé, dans l’histoire de la théologie médiévale, comme l'aboutissement triomphant du processus de clarification de la doctrine chrétienne.

Le De fide s'ouvre sur une « déduction logique » de la nécessité d'avoir la foi pour parvenir à la béatitude éternelle. Alcuin raisonne comme suit : Sans la foi, il est impossible de plaire à Dieu (Épître de saint Paul aux Hébreux 11,6). Et nul ne peut parvenir à la béatitude éternelle sans plaire à Dieu, ni plaire à Dieu sans avoir la foi. Par conséquent, il est nécessaire d'avoir la foi pour parvenir à la béatitude éternelle. La foi s'impose ainsi comme le principe du salut humain. Sans elle, nul ne pourra recevoir la grâce de la justification ni dans le siècle, ni dans la vie à venir. La théologie impériale et la politique religieuse carolingienne trouvent ici  leur fondement : l'empereur, défenseur de l'orthodoxie, désigné par Dieu pour mener le peuple au Salut, ne peut que promouvoir la doctrine chrétienne et insister sur le premier mystère du monothéisme chrétien : la Trinité. L’enseignement de la foi catholique trinitaire devient nécessaire pour tous les êtres en âge de comprendre. Les docteurs et les prédicateurs ont le devoir de s'instruire afin d'être en mesure de déceler et de vaincre, par leur propos, les résistances des « adversaires de la vérité » mais aussi, et surtout, de servir l’Église. Ces recteurs de l’Église ont, dans la pensée d’Alcuin, un rôle politique important à jouer. L'introduction s’achève sur l’évocation de la rémunération du serviteur fidèle par son seigneur. La formulation de ce texte introductif ne laisse planer aucun doute sur le rôle dévolu à l’empereur ; Charlemagne doit prendre la tête du peuple chrétien.

Le traité fut dédicacé à l’empereur et rédigé à l’intention des prédicateurs. Toutefois, il n’a pas dû rester indifférent aux laïcs pour la raison simple que son propos dépassait largement la théologie pure. Il était et demeure le produit d’une profonde réflexion en faveur du renforcement de la structure sociale et ecclésiastique de l’empire. Le De fide reste d’ailleurs probablement l’expression la plus aboutie de l’idéologie carolingienne. Rédigé à l’heure où l’hérésie semblait définitivement éradiquée du territoire carolingien, ce traité proposait une méthode d’unification des peuples par la foi. Alcuin insistait sur les mérites de l’unité ancrée dans la paix catholique. Il défendait l’idée que la quête du bonheur et de la vérité doit être la quête principale de l’homme, qu’elle passe par une adhésion sincère à la foi en la Trinité.

Charlemagne et Alcuin Charlemagne, entouré des ses principaux officiers, reçoit Alcuin qui lui présente des manuscrits, ouvrage de ses moines.Un tel discours ne pouvait que plaire à l'empereur. Il infléchit la conception que Charlemagne avait de son pouvoir. Nous en tenons pour preuve un capitulaire imprécisément daté des années 805-813 qui s’ouvre précisément sur l'obligation d’instruction et d'enseignement la foi en la Trinité. Ce premier canon est un long plaidoyer sur la nécessité d'avoir la foi pour obtenir le salut et parvenir à la béatitude éternelle. La source d'inspiration de ce texte ne fait pas l'ombre d'un doute, tant les emprunts sont flagrants : il s'agit du premier chapitre du De fide. Bien sûr, la finalité de ce texte diffère de celle du traité théologique. L'empereur entend imposer aux uns de s'instruire sur le contenu de la foi en la Trinité, aux autres de dispenser l'enseignement nécessaire pour promouvoir cette foi. Il récupère les arguments d'Alcuin et les fait siens moyennant quelques modifications qui attestent la volonté impériale de donner à l’admonition une portée générale et non exclusive. Ainsi, plutôt que d’évoquer la justification par la grâce, la vie éternelle et la vision béatifique, l’empereur parle en termes de miséricorde à obtenir dans le siècle et dans le futur. L’image du souverain miséricordieux pour les croyants sincères se superpose avec celle de Dieu. L’empereur conclut son paragraphe en réaffirmant sa détermination de propager et à défendre la sainte doctrine pour être sauvé.

 

Charlemagne, entouré des ses principaux officiers, reçoit Alcuin qui lui présente des manuscrits, ouvrage de ses moines.

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