La pensée théologico-politique de Charlemagne

 

Illustre race des Francs … jadis convertie à la foi catholique, exempte d’hérésie

(Loi Salique, version D - Recensio Pippina 763/764)

Oint dans la royauté, en 754, à l’âge de 6 ou 7 ans, par le pape Étienne II en même temps que son père Pépin dit « le Bref »  ( r. 751-768) et son frère Carloman († 771), Charlemagne acquit, dès l’enfance, la conviction d’avoir été choisi par Dieu pour diriger le peuple franc. Durant les vingt premières années de son règne (768-814), il se contenta de s’assurer de la célébration correcte et régulière du culte divin, en supervisant la réforme liturgique de l’Église franque. Il est probable qu’il considérait alors avant tout la pratique religieuse comme le meilleur moyen d’assurer non seulement son salut mais aussi celui du royaume et de son peuple.

Ordonnance de Charlemagne Admonitio generalis (Exhortation générale)
Capitulaire promulgué par Charlemagne le 23 mars 789 BnF, Manuscrits, Latin 10758 p. 50

Admonitio generalis 789Le véritable tournant dans la politique religieuse de Charlemagne se situe comme chacun le sait à la fin des années 780, probablement après l’arrivée à la cour du diacre anglo-saxon Alcuin (ca. 735-804). Le souverain reconnaît et proclame, pour la première fois, sa responsabilité personnelle dans la promotion du « culte du vrai Dieu » dans le prologue de la célèbre Admonitio generalis, promulguée à Aix-la-Chapelle le 23 mars 789. Dans ce document, Charlemagne fait part à l’ensemble de son royaume de sa détermination à corriger les mœurs, les institutions, la langue (…), par la persuasion et la contrainte si nécessaire, à « supprimer ce qui est superflu et encourager ce qui est juste » car, précise-t-il, « Il est nécessaire de rassembler tous ceux que nous pouvons en vue de la pratique d’une bonne vie en honneur et à la gloire de notre Seigneur Jésus-Christ ». Ce programme de correction des  mœurs et des pratiques est à l’origine de ce que nous appelons communément la « renaissance carolingienne ».

Ce texte a parfois été présenté comme la preuve la plus évidente de la volonté du roi de faire primer le rigoureux accomplissement du rituel sur l’intime conviction religieuse. Et, en effet, l’Admonitio generalis accorde une grande importance au respect des formules et à la précision des gestes dans le service divin. Toutefois, Charlemagne exige, dès cette époque, que le contenu de la foi chrétienne soit enseigné au peuple. Il définit dans cette admonition les connaissances de base à exiger du clergé et des fidèles ainsi que le niveau minimum de compétence des élites dans la maîtrise des arts libéraux et de la théologie. Il invite les évêques à veiller à ce que les prêtres n'élaborent ni ne prêchent un discours dont le propos serait contraire aux canons de l'Église ou aux écritures sacrées et énonce, sous une forme libre, les principaux articles de foi. C’est alors qu’il impose de croire en l'Unité des trois personnes divines (le Père, le Fils et l’Esprit), insiste sur la nécessité d'expliquer l'Incarnation et d’annoncer la résurrection des morts. Dès 789, Charlemagne semble s’être engagé à veiller à l’enseignement au peuple des principaux articles de la foi chrétienne, dans le respect de la tradition scripturaire, patristique et canonique. La formule de foi importait peu. À cette époque, le roi Charles demeurait persuadé de la parfaite orthodoxie de son Église.

Bientôt, se répandit la rumeur de la propagation, dans le Sud du royaume, d’une doctrine christologique dissidente. Cette doctrine fut rapidement identifiée comme étant celle de l’archevêque Élipand de Tolède. Élaborée dans la péninsule ibérique sous domination arabe, elle visait à sauvegarder la doctrine trinitaire proclamée lors du concile de Nicée I (325) par une insistance sur la présence du Fils incarné au sein de la Trinité. Tout à la définition de son concept d’Incarnation, Élipand avait introduit le concept d’adoption pour expliquer, en la développant, l’idée du dépouillement du Verbe de sa divinité lors de l’Incarnation proclamée par saint Paul dans l’épître aux Philippiens (2,6-7). Or, selon la terminologie juridique romano-germanique, les termes adoptivus et adoptio renvoyaient à la substitution d’une relation artificielle mais légitime à une relation naturelle dont résulte une forme amoindrie de filiation. Selon cette acception, parler de l’adoption du Fils revenait à affirmer l’inégalité de substance du Père et du Fils, soit à mettre en péril le dogme de la Trinité divine. Ajoutant à cette confusion terminologique, un refus de compréhension de la tentative espagnole de développer le concept de Personne divine, les théologiens francs et romains crurent déceler dans l’adoptianisme élipandien une résurgence de graves erreurs condamnées durant la première moitié du 5e siècle. Récemment John Cavadini a soutenu, de manière très convaincante, que cette doctrine était parfaitement orthodoxe mais qu’elle avait été la victime de l’archaïsme du vocabulaire avec lequel elle avait été élaborée. À l’époque, elle fut assimilée aux pires hérésies qu’avait jusqu’alors connues l’Église. En moins d’une décennie, elle fit l’objet de trois condamnations conciliaires franques – à Ratisbonne en 792, à Francfort en 794 et à Aix-la-Chapelle à 799 – et d’une romaine en 798.

Charlemagne AlcuinLa conviction de Charlemagne de régner sur un peuple vierge de toute hérésie – proclamée dans le prologue du premier remaniement carolingien de la loi salique – fut alors profondément ébranlée. Son grand projet d'unification du royaume par la réforme religieuse se trouva subitement confronté à un sérieux obstacle que les théologiens francs commuèrent en un formidable défi : imposer le roi comme le défenseur de l'orthodoxie en Occident par une éradication rapide et définitive de l'hérésie. Au terme d'une importante réflexion anti-adoptianiste, il parut essentiel aux ecclésiastiques réunis à Francfort (794) que Charlemagne proclame et promeuve un credo réconciliateur, manifeste de la foi qu’il s'était engagé à défendre. Il fallait imposer au peuple franc, tenu pour chrétien, la récitation d'un symbole de foi unique et complet qui soit à la fois signe d'adhésion à l'Église du Christ et serment de fidélité au roi, son défenseur. C’est alors que le credo acquit une forte connotation politico-ecclésiologique. Dès ce moment, on imposa à tous les prêtres de proclamer et d’enseigner la Trinité au peuple de telle sorte que chaque chrétien puisse comprendre sa foi. Charlemagne était un esprit curieux, perpétuellement stimulé par les discussions que tenaient entre eux les intellectuels invités à l’école du palais. C’était un homme persuadé d’avoir un rôle à jouer dans l’Histoire sainte. Ce n’était pas un simple formaliste mais un chrétien pragmatique. Des textes qui laissent le souverain s’exprimer sur des questions théologiques, il ressort que Charlemagne se montrait curieux de suivre un raisonnement théologique et de comprendre les motivations des théologiens à arrêter une position particulière. On sait, par ailleurs qu’il souhaitait ardemment l’unanimité de la foi sur l’ensemble du territoire soumis à son autorité. Jamais, il ne prétendit définir le dogme. Par contre, il se réserva le soin de le promulguer. On peut supposer qu’ayant assisté aux débats, Charlemagne souhaita que son peuple ait, comme lui, l’occasion de saisir les enjeux théologiques sous-jacents à la définition du dogme.

Page : 1 2 3 4 next