Hergé à la folie

Si d'aucuns ne voient dans les aventures de Tintin qu'un divertissement et se délectent avec amusement des péripéties du petit reporter, d'autres, comme le neuropsychiatre Michel Bataille, y perçoivent une grille de lecture bien différente. Spécialiste de la folie, il s'est, dès le début de sa carrière, intéressé à la place que celle-ci occupe dans l'œuvre hergéenne. Rencontre.

Comme l'attestent les recherches de Michel Bataille, les bandes dessinées peuvent s'avérer être une source intarissable de réflexion. « J'ai beaucoup lu et, lors de ma spécialisation, j'ai eu l'idée de confronter mon amour de la BD à la psychiatrie. A l'époque, nous projetions avec une de mes collègues du Service Psychiatrie du Professeur Jean Bonbon, d'organiser une conférence pompeusement intitulée ‘'Essai d'analyse sémiotique du concept de Folie dans la bande dessinées d'Hergé et Jacobs''. C'est dans ce cadre qu'a eu lieu ma seule et unique rencontre avec Hergé, point de départ de la suite de mes recherches : le 20 janvier 1978. Un contact bref, décevant après coup, car comme je regrette d'avoir rencontré ce grand créateur alors que j'étais si jeune ! Aujourd'hui, j'aurais tant de questions à lui poser, qu'est-ce-que j'ai loupé ! »

Comprendre l'homme avant l'œuvre

Avant d'aborder l'œuvre à proprement parler et d'analyser les procédés utilisés par Hergé pour représenter la folie, il faut s'intéresser de plus près à ce créateur de talent. « Il faut souligner l'importance des événements de vie d'Hergé. On peut bien sûr dire qu'il a connu une vie sans événements marquants au sens classique du mot. Mais nous sommes, nous, médecins et psychiatres, trop habitués à peser ces événements banaux de la vie et à leur attribuer une signification dans le déterminisme des troubles mentaux pour juger insignifiants certains événements : la grisaille de son enfance, la guerre et les accusations dont il fut l'objet, la mésentente puis la séparation et le divorce d'avec Germaine Kieckens, sa première épouse et, enfin, son remariage heureux avec Fanny Vlamynck. Tous ces faits pèsent incontestablement sur les épaules d'Hergé. »    

À plusieurs reprises, en effet, Hergé connaîtra les affres de la dépression. « C'est un problème latent mais qui ressurgira notamment après la Seconde Guerre mondiale ». À la Libération, il fait l'objet de critiques acerbes de la part des milieux de la Résistance, pour avoir participé au « Soir volé ». Qualifié de collaborateur, il est interdit de publication dans la presse, et arrêté à plusieurs reprises, sans jamais être emprisonné. Finalement, il passera entre les gouttes de l'épuration. « L'épreuve est là. Accroché à la galerie des traîtres, il ne devra qu'à l'amitié de quelques -uns d'échapper à l'engloutissement. Il en ressort meurtri, abîmé, aigri, d'autant qu'à ces sentiments s'ajoutent ceux vécus nécessairement lors du décès de sa mère en 1946. »  

La mère d'Hergé était elle-même une femme gravement dépressive, internée à plusieurs reprises. « Lors de l'entretien qu'il m'accordera en 1978, il me confiera d'ailleurs s'être inspiré pour Les Cigares du Pharaon de l'hôpital psychiatrique dans lequel sa mère était soignée. On ne peut que supposer que les relations précoces du jeune enfant avec sa maman, toute repliée dans son univers dépressif, furent sans conteste marquées par l'importante difficulté de communication. Hergé se heurtera d'ailleurs à des complications insurmontables, dès que l'élaboration de l'œuvre rencontrera ses complexes inconscients en rapport avec l'univers maternel. Ainsi, dans la dernière partie de l'œuvre, à partir de l'aventure lunaire se découvrent de nombreux lapsus tant graphiques que d'écriture. »

Le fou dans l'œuvre hergéenne

Lorsqu'on l'interrogea sur la place de la folie dans son œuvre, le dessinateur assura qu'il y avait introduit des fous pour amuser le lecteur. Le dément d'Hergé est le plus souvent docile, gentil, retombé en enfance comme le farfelu Professeur Cyclone. S'il peut être dangereux à certains moments et mettre ainsi en péril l'ordre narratif, il ne l'est jamais longtemps. Le héros, Tintin, le prend en charge et le reconduit à l'asile : l'ordre, et pas seulement narratif, est sauf.

Chez Hergé, le déséquilibre mental rejoint le familier, voire le quotidien, notamment dans les gestes du doigt sur la tempe ou du coup porté à la tête. « Plus qu'une localisation, les petits chocs contre le pariétal peuvent être l'illustration d'une véritable théorie étiologique de la folie. Un parallèle s'impose avec la conception de celle-ci comme conséquence d'un choc. Nous retrouvons donc dans les aventures de Tintin toute une série d'expressions comme : ‘'complètement marteau'', ‘'des types complètement timbrés'', ‘'il a l'air d'avoir reçu un sérieux coup de bambou''. Il faut cependant remarquer que si le choc  peut être déclencheur de la folie, il existe aussi son corollaire et notamment le choc thérapeutique qui permet au personnage de recouvrer la raison ou la mémoire. Dans le fond, Hergé ne fait, à ce moment, que rejoindre une tradition populaire très ancienne. » Et dans sa représentation de la déraison, Hergé utilise abondamment les clichés. Pour Michel Bataille, l'explication est simple : la BD ne fait que véhiculer les conceptions populaires de l'époque. « Au cours de la première moitié du XXe siècle, alors que la plupart des gens ignorent ce qui se passe réellement dans un hôpital psychiatrique et que les écrits sur la maladie mentale pointent timidement à l'horizon des réseaux de diffusion, la folie apparaît fugace, ponctuelle et le fou est celui qui vient s'opposer  à la norme. Il faudra attendre, les bandes dessinées modernes pour voir la folie relatée pour elle-même. »

 

tintin
© Hergé/Moulinsart 2009

Une vignette extraite des Cigares du Pharaon  illustre parfaitement ces propos. Elle montre Tintin traversant le jardin de l'asile d'aliénés de Rawhajpoutalah où il amène Philémon Cyclone. Là, il croise quatre drôles d'individus. Le premier arbore un pot de fleurs renversé sur la tête, le second se prend pour Napoléon, un autre encore arrose consciencieusement son chapeau melon, un quatrième enfin, tel Narcisse, ne cesse de se mirer dans un miroir.   

Sémiotique de la folie

Chez Hergé, la primauté de l'image et de ses composantes paraît évidente lorsqu'il s'agit de représenter le monde de la folie, bien que le texte se révèle être un outil indispensable pour comprendre le sens du dessin. « L'auteur trace très souvent au dessus de la tête des ses fous une spirale, un tourbillon. Ce signe sémiotique est très ambigu, car nous le rencontrons à de multiples reprises dans la bande dessinée, et notamment dans celle d'Hergé. Signifiant tantôt l'ivresse ou la perplexité, tantôt le choc reçu sur la tête, l'étourderie ou la distraction, il porte donc plusieurs significations. Le texte s'avère dès lors nécessaire pour lever toute ambiguïté. »


fou
Ce dernier a aussi pour fonction de renforcer l'impression créée par l'image. « Tandis qu'elle montre les troubles du comportement, les textes insistent sur le vécu affectif des personnages. »  Exception qui confirme la règle, une image remarquable parle cependant d'elle-même. « Je l'ai dénommée le fou de Shanghai à l'araignée. Dans cette image, à mon avis, tout est inscrit à condition de posséder le sens de l'expression populaire ‘'il a une araignée dans le plafond'', qui signifie être fou, et de penser à la lier au dessin. Défiant un texte trop long, cette araignée image à elle seule renvoie au fou son discours délirant et incohérent. Plus qu'un rébus, elle est aussi un signifiant iconique riche qui transmet au lecteur deux significations très différentes : d'une part l'expression populaire et d'autre part l'équivalent d'un texte qui a une valeur précise, celle d'un délire. »

© Hergé/Moulinsart 2009

Autre astuce qui rend compte du génie graphique indéniable d'Hergé, l'auteur use avec habileté des fonctions mémorielles de l'image. Ainsi, il évite de lier fastidieusement et indéfiniment, dans l'espace de l'image, un sigle - le tourbillon par exemple - au texte correspondant. « De ce point de vue, le personnage reconnu aliéné par le lecteur a un moment donné de l'album, grâce à la proximité du mot fou, l'est pour le reste du récit. Il suffit alors à l'auteur d'inscrire, dans l'espace clos de l'image, un des deux signifiants, l'un englobant l'autre dans sa fonction signifiante. Dans ce cas, le tourbillon au-dessus de la tête représenté seul donne immédiatement le signifié : ‘'il est fou''. »  

Cet entretien le montre, la folie est présente tant dans la vie d'Hergé que dans son œuvre. Et bien que, comparée à d'autres albums de l'âge classique de la BD franco-belge - notamment chez des auteurs contemporains d'Hergé tel qu'Edgar-Pierre Jacobs -  cette notion reste épisodique, la nouvelle grille de lecture, que nous propose le neuropsychiatre Michel Bataille sur cette œuvre, nous permet de replonger dans les fabuleuses aventures du petit reporter, pourvus d'un regard tout autre.

Martha Regueiro
Octobre 2009

crayon

Martha Regueiro est journaliste indépendante.

Michel Bataille, neuropsychiatre, est médecin anthropologue au Ministère de la Justice, et médecin coordinateur à l'Établissement de Défense sociale (EDS) de Paifve.


 

Les visuels de l'œuvre d'Hergé sont protégés par le droit d'auteur et ne peuvent être utilisés sans le consentement préalable et écrit de la société MOULINSART (www.tintin.com).

Sélection d'ouvrages
Pierre Fresnault-Deruelle, La bande dessinée, essai d'analyse sémiotique, Hachette littérature, 1972
Numa Sadoul, Entretiens avec Hergé, Casterman puis Moulinsart (plusieurs éditions), 1975
Pierre Assouline, Hergé, Plon, 1996
Benoît Peeters, Hergé fils de Tintin, Flammarion, 2002
Philippe Goddin, Hergé, lignes de vie, Moulinsart, 2007
Philippe Goddin, Chronologie d'une œuvre, cinq tomes disponibles (sur 7), Moulinsart