Un conseil, comme la prescription d’un ami lointain : il faut lire, dans l’ordre, ces trois nouvelles de Joseph Conrad : Jeunesse, pour rire ; Au cœur des ténèbres, pour frémir ; Au bout du rouleau, pour pleurer. Toutes les trois racontent des histoires de marins et de voyages exotiques, mais chacune a son bateau et sa destination lointaine : avec le Judée, « un bloc de rouille couvert de poussière et de crasse », il s’agit d’atteindre l’Orient ; c’est un vapeur déglingué qui remonte le vaste fleuve africain au cœur d’un monde sauvage qui est aussi celui des ténèbres ; le Sofala va et vient sur une artère maritime en Extrême-Orient1.
Dans Jeunesse et Au cœur des ténèbres, c’est la voix de Marlow qu’on écoute. À ceux qui l’entourent, unis par « le lien de la mer » – à nous aussi –, il égrène ses souvenirs : sa première traversée vers le lointain et l’aventure, à cet âge marqué par le « sentiment qui ne reviendra jamais plus » qu’on peut « survivre à la mer, à la terre, à l’humanité » et « qui nous attire fallacieusement vers les joies, les périls, l’amour, les vains efforts » ; comment, homme mûr, marin mais aussi explorateur, il s’est frotté à un univers irréel ou fantastique, parfois démoniaque, né de la rencontre du monde sauvage et d’un « prétexte philanthropique ».
Au bout du rouleau opte pour une autre technique : le récit ne met plus en scène un héros qui se raconte et fait partager sa vision ; on pénètre successivement, le temps d’un suspense, dans l’intériorité de différents protagonistes : celle du capitaine Whalley, homme fier et droit, qui à la fin d’une très belle carrière est acculé à un choix difficile mettant à l’épreuve ses convictions fondamentales ; de Massy, le marin devenu armateur qui, pour s’offrir une autre vie, achète à se ruiner des billets de loterie ; de Sterne, le jeune arriviste ; de Monsieur Van Wyk, l’homme d’affaire hollandais, dandy et solitaire. Dans Jeunesse, comme Marlow, on rencontre, pour ne jamais les oublier, le vieux capitaine Beard et sa vieille femme aimante, fraternelle raccommodeuse de linge et de chaussettes ; dans Au cœur des ténèbres, le mystérieux Kurz est une figure trouble et fascinante.
Mais l’art de Conrad ne tient pas tout entier dans celui – essentiel – de raconter des histoires et de faire vivre des personnages. L’auteur possède celui du récit qui « dit plus qu’il ne semble dire » pour intégrer sans disserter une dimension philosophique ou morale – car « il y a de ces traversées qui semblent être destinées à servir d’illustration à la vie et qui pourraient bien faire office de symbole de l’existence » (Jeunesse).
Voilà donc trois nouvelles pour se souvenir ou s’approcher des trois âges de la vie et de leur implication fondamentale de l’être : la jeunesse, l’âge mûr, la vieillesse. Trois nouvelles pour goûter les tonalités que peut prendre le rapport à l’expérience : l’humour joyeux (Jeunesse), le sarcasme (Au cœur des ténèbres), l’empathie émue (Au bout du rouleau). Trois nouvelles pour apprécier peut-être (dans des éditions bilingues ?) la langue de Conrad : simple et travaillée, mesurée et opulente.
Françoise Tilkin
Juin 2012