On savait que le leader des Talking Heads était passé maître dans l’art de capter l’énergie de son siècle, comme Pollock, par ses entrelacs, nous avait jadis parlé du mouvement même d’un monde en pleine transformation. Fin des années 1970 et début des années 80, dans un style névrotique aux saccades héritées de la meilleure musique punk, Byrne avait notamment chanté les villes – Fear of music – et les buildings – More songs about buildings and food. Mais depuis la fin du groupe et durant sa carrière solo, cela fait un quart de siècle déjà, le chanteur a investi tous les champs de l’art, en tant que plasticien, que designer et plus largement, en tant qu’artiste contemporain qui s’accommode mal des frontières et des genres. Pour qui voudrait s’en convaincre, sa dernière initiative dans le champ du « happening » – mais s’agit-il vraiment de cela ? – consiste à prendre le pouls de Londres, ce que vous comprendrez mieux, j’imagine, en consultant le site à l’adresse web suivante : http://www.aroomforlondon.co.uk/hearts-of-darkness/feb-2012-david-byrne.
La ville est une véritable passion pour ce New-Yorkais et il la souhaiterait à la hauteur de nos espoirs partagés : belle, généreuse, sensuelle, pleine de vitalité et … forcément habitable, mieux encore, durablement ! C’est pourquoi son journal à bicyclette est avant tout un plaidoyer pour l’espace public, dont le plus bel indicateur de qualité est selon lui mesurable à la présence et à l’agitation des enfants – comme les truites dans une eau claire. Le livre est aussi une défense et illustration des vertus de la bicyclette pour faire la révolution en ville et la reconquérir contre la politique malheureuse du « tout aux voitures » des années 1970. Bref un essai de et pour notre temps. Mais peut-être criez-vous déjà : « encore un » !
Je vous répondrai sans polémiquer que celui-ci évite en tout cas le ton moralisateur qui rend parfois l’époque plus éreintante que la montée du Mont Ventoux sur la selle d’un vélo torpedo (le vélo de mon enfance, avec une seule vitesse, qui freinait quand on pédale à l’envers, mais qui ne faisait preuve d’aucune pitié dans les côtes). Le ton du journal est à la légèreté (qui n’exclut pas la profondeur du propos, souvent philosophique et, disons-le franchement, politique) et les balades à vélo nous transportent de villes en villes, mais aussi de continent en continent, au « seul souci de voyager » et … bien entendu aussi de raconter : Byrne traverse le monde accompagné de son vélo (et quand ce n’est pas le cas, il en loue un sur place) et prend chaque escale comme prétexte à nous parler de nous et des autres, mais surtout de ce « nous tous » qui vivons dans un monde désormais globalisé. À travers les nombreuses anecdotes et confidences, dont le fil conducteur est, il faut le rappeler, le périple pour le périple, pour la curiosité et pour le plaisir, chacun reconnaitra ses aspirations, ses doutes, ses craintes, ses espoirs d’homme post ou hyper-moderne, et plus encore d’homme urbain (homo urbanus), puisque l’urbanisation rapide de la planète concernera demain, en 2030, les deux tiers de l’humanité, donnant ainsi raison à Lewis Mumford et à Henri Lefebvre, deux grands penseurs de la ville qui avaient prédit ce mouvement bien avant la chute du mur de Berlin.
Ce journal à bicyclette est donc un beau prétexte pour parler – comme il le fait bien ! – des villes d’Amérique (Dallas, Detroit, Phoenix, Atlanta, Baltimore, La Nouvelle-Orléans, Pittsburgh, j’en passe, San Francisco et, bien entendu, New York) et, plus généralement, du monde (Berlin, Istanbul, Buenos Aires, Manille, Sidney, Londres). Pour parler d’art (par exemple les pages sur Otto Muehl) et d’architecture (le modernisme à Berlin). Pour parler de politique (qui était réellement Madame Marcos ?)... Un beau prétexte aussi pour esquisser, sur le mode mineur, un petit traité de phénoménologie à partir de la conscience en mouvement du vélocipédiste et du rapport (plus authentique ?) au monde de ce corps-qui-pédale.
Pour conclure ce que je voudrais être un conseil amical de lecture, je dirai sans vergogne que puisqu’on n’hésite plus à parler aujourd’hui, dans les milieux académiques, d’anthropologie des mondes contemporains, on est sûr de ne pas se tromper en affirmant que Byrne contribue à sa manière à la recherche en sciences sociales. Mais la balade bien qu’édifiante est aussi agréable et vivifiante qu’une promenade à bicyclette. Aussi vais-je relire ce texte avec beaucoup de plaisir cet été, même si c’est pour préparer une petite intervention dans le cadre d’un séminaire plutôt sérieux intitulé « Introduction aux enjeux de la ville et du paysage contemporains ».
Stéphane Dawans
Juin 2012