
Il serait vain de vouloir faire la synthèse de la production fictionnelle portant sur les attentats du 11 septembre. Malgré la pléthore de récits ayant vu le jour depuis 2001, le « grand roman américain » de la tragédie des Twin Towers n'a de toute évidence pas encore été écrit. Ceci dit, le triste anniversaire de cet événement nous procure l'occasion d'émettre quelques réflexions fragmentaires et éparses sur une dizaine d'ouvrages remarqués et/ou remarquables parus au cours des cinq dernières années. À tout seigneur tout honneur, nous démarrerons ce bref aperçu, éminemment subjectif et impardonnablement lacunaire, par le grand Don DeLillo et le terminerons par l'incorrigible Yann Moix, sans oublier de renvoyer le lecteur au récent article d'Alain Delaunois pour un bref aperçu du très estimable Seul dans le noir (2008) de Paul Auster.

Don DeLillo et la guerre des simulacres
Falling Man (2007)
L'homme qui tombe (2008)
L'homme qui tombe n'est peut-être pas le meilleur roman de DeLillo mais il est sans doute le roman « post 9/11 » le plus réussi de ces huit dernières années. L'histoire relate le parcours émotionnel et existentiel de Keith Neudecker qui, après avoir survécu miraculeusement à la catastrophe, se dirige vers l'appartement de son ex-femme, Lianne, pour y reprendre son ancienne vie d'époux et de père. Dans le même temps, Keith cultive une relation épisodique avec Florence, une autre survivante dont il retrouve la trace après avoir mécaniquement ramassé son attaché-case en quittant le site des tours jumelles. De nombreuses sections de ce livre sont consacrées à la vie de Lianne et, en particulier, à sa relation à sa mère, Nina, et à l'amant de cette dernière, Martin (alias Ernst Hechinger de son vrai nom), un marchand d'art européen dont on finit par soupçonner qu'il a été impliqué dans les activités terroristes de la bande à Baader dans les années septante. Le récit comporte également trois courtes sections consacrées aux terroristes et à la préparation et perpétration des attentats. Enfin, la figure symbolique centrale du roman est bien entendu celle de David Janiak, l' « homme qui tombe », un performance artist qui, jusqu'à sa mort (il décède à trente-neuf ans, « apparemment de causes naturelles », après bien des déboires avec la police et la justice) décide de reproduire – immobile, suspendu par un harnais dans divers endroits de la ville de New York – la pose figée de la victime immortalisée par le célébrissime cliché de Richard Drew.
Les amateurs de DeLillo retrouveront dans L'homme qui tombe certaines obsessions de l'auteur, parmi lesquelles on peut citer l'enfance, les médias, la relation entre l'individu et le groupe, la violence urbaine, les limites du langage, la conspiration, la famille décomposée et recomposée, l'esthétique du simulacre, ainsi que les mécanismes de la perception et de la représentation. Mais c'est sans nul doute la problématique de la mémoire qui domine Falling Man, faisant office de fil rouge et agissant de manière transversale tout au long du roman. À l'image de Lianne, qui anime un atelier d'écriture et d'aide à la mémorisation pour des malades atteints de la maladie d'Alzheimer, les personnages de DeLillo luttent à la fois contre la tentation d'oublier et celle de se souvenir de manière trop précise et violente des atrocités dont ils ont été les témoins et les victimes directes ou indirectes – un souvenir que l' « homme qui tombe » semble avoir pour mission de raviver, inlassablement, au détour d'une ruelle ou au sommet d'un immeuble, devant des passants ahuris et désorientés par ce personnage mystérieux dont on ne sait s'il est un « Exhibitionniste Sans Cœur » ou un « Courageux Chroniqueur de l'Âge de la Terreur ».

Prenant, en quelque sorte, le contre-pied de ce que Susan Sontag a appelé « une dose monstrueuse de réalité » dans sa réaction controversée aux événements du 11 septembre (publiée trois jours après la catastrophe dans les pages du New Yorker), DeLillo semble estimer que la chute des tours signifie bien plus qu'une perte d'innocence collective ou une défloration du mythe de la toute-puissance de l'impérialisme américain. Il va jusqu'à faire naître chez ses personnages un doute encore plus fondamental qui a trait à la nature même de ce que nous appelions autrefois, sans équivoque et en toute sérénité, le « monde dans lequel nous vivons ». La chute du World Trade Center a, de fait, engendré un sentiment de « perte du réel » que suggèrent magnifiquement les deux natures mortes métaphysiques de Giorgio Morandi qui ornent les murs de l'appartement de Nina. Les peintures émergent comme des personnages à part entière de ce roman et, dès leur apparition dans le quatrième chapitre, lui confèrent une dimension philosophique qui affecte la consistance des personnages et de leur environnement immédiat. Ainsi, Keith remarque que « les choses n'[ont] plus la même intensité que d'habitude, la rue pavée, l'armature en fonte des bâtiments. Il manqu[e] quelque chose d'essentiel aux choses qui l'entour[ent]. Elles [sont] inachevées, pour ainsi dire. On ne les [voit] pas ... Peut-être est-ce à quoi ressemblent les choses quand personne n'est là pour voir ».
La disparition des contours du monde des objets, l'inachèvement du monde, voilà précisément en quoi réside, entre autres choses, la dimension « métaphysique » des natures mortes de Morandi pour qui « rien n'est plus abstrait que la réalité ». La dimension d'étrangeté qui émane de ses tableaux s'exprime au travers de leur « perspective imprécise », et leurs « couleurs essentiellement sourdes » font entrevoir les tours parmi « les objets tracés à grand coup de brosse » sur un fond sombre :
Ils regardaient ensemble.
Deux des éléments les plus hauts étaient sombres et lugubres, avec une fumée de taches et de traînées, et l'un d'eux était en partie caché par une bouteille à long col. La bouteille était une bouteille, blanche. Les deux objets sombres, trop obscurs pour être identifiés, étaient les choses dont parlait Martin.
« Que vois-tu ? » dit-il.
Elle voyait ce qu'il voyait. Elle voyait les tours.
Ce brouillage du réel, Lianne et Martin ne sont pas les seuls à en faire l'expérience. Il contamine non seulement la perception visuelle du monde, ainsi que celle des êtres vivants eux-mêmes (« des gens qui sont plus ou moins obscurs par moments »), pour s'étendre, enfin, au langage considéré à la fois en tant qu'objet d'investigation et en tant que véhicule d'idées, de sentiments et de révolte. Ce n'est pas par hasard que Justin, le fils de Lianne, scrute le ciel, fasciné par un personnage imaginaire nommé Bill Lawton (qui se prononce à peu près comme « Ben Laden » en anglais américain). Et il n'est guère étonnant que la plupart des personnages de L'homme qui tombe, à l'instar de ceux de White Noise (1985), « regard[ent] la télé sans le son » et éprouvent de grandes difficultés à communiquer leurs angoisses et leur détresse.