Yann Moix : Éjaculations vers le ciel
Partouz (2004)

Il serait tentant de rapprocher Partouz de Yann Moix de Windows on the World de Beigbeder, du moins si l'auteur du premier, contrairement au second, n'avait pas publié au préalable trois romans importants (Jubilations vers le ciel, Anissa Corto et Les cimetières sont des champs de fleurs). Deuxième volet de sa « triologie en P », suivant Podium et précédant Panthéon, Partouz est un ovni rempli de bruit et de fureur, alternant fulgurances et douches froides, illuminations et déceptions, et dans lequel se côtoient, outre les personnages du roman, des figures historiques (principalement des écrivains) qui sont rarement mis en rapport dans la littérature contemporaine, qu'elle soit fictionnelle ou critique. Ce roman kaléidoscopique à thèses multiples est traversé par l'idée que le sexe est le moteur du monde, évacuant partiellement les enjeux socio-économiques et politiques qui ont déterminé le contexte des attentats (quand Moix parle de capitalisme, il parle d' « un capitalisme des corps ») au profit d'une analyse psycho-sexuelle des motivations des terroristes. « Le véritable enjeu du terrorisme », précise Moix, « c'est le sexe » :
Le véritable combat d'Al Qaïda n'est pas tant religieux que sexuel. L'islam des fondamentalistes entend nous apporter la solution définitive à nos problèmes occidentaux de souffrance sentimentale, de romantisme, de romans d'amour, de chansons d'amour : il s'agit, tout simplement, de remettre, par une lecture très particulière du Coran, de l'ordre dans le désordre sexuel qui menace de s'installer partout sur la planète. En somme, l'islam de Ben Laden propose aux hommes de ne plus souffrir à cause de leurs femmes, de leurs maîtresses, de leurs petites copines, de leurs nanas, de leurs meufs. Il s'agit de maîtriser le chagrin amoureux en élaborant un système d'asservissement des femmes ; en se lançant, à travers les attentats, dans une entreprise folle, sanglante, apocalyptique de contrôle absolu de l'orgasme des femmes.
C'est cette vision du monde qui fait que Mohammed Atta, le 11 septembre 2001, s'encastre dans les tours du World Trade Center, impatient qu'il est de se faire sucer pendant une éternité par des vierges, au paradis des islamistes. En attaquant l'Occident, les terroristes s'attaquent en réalité aux bites occidentales, aux chattes occidentales, aux plaisirs occidentaux. Le lieu suprême du Mal, c'est donc, symboliquement, la boîte échangiste. La partouze est la pire des provocations : c'est sur les lieux sexuels qu'Al Qaïda frappera désormais. Voici, à travers l'histoire d'un pauvre romantique converti bien malgré lui à la débauche sexuelle dans un univers où les « obsédés » sont sans aucun doute devenus les femmes, comment on peut lire ce choc des civilisations qui entraîne le monde dans l'horreur.
Jusque là, rien de véritablement stupéfiant pour qui connaît un tant soit peu les premiers romans de Moix. C'est plutôt le foisonnement de références et de registres qui risque de choquer et de repousser le lecteur de ce livre traitant des pires ignominies mais « écrit avec enfance ». On ne va pas revenir sur le thème principal des romans de Moix, celui de la perte de l'enfance, qui n'est pas sans lien avec la perte d'innocence dont souffriraient les États-Unis depuis les traumatiques événements du 11 septembre. L'univers de Partouz, avec son style post-célinien mêlant différents registres « hauts » et « bas », est rempli de micro-théories fulgurantes, de jactances onanistes, de dialogues outranciers. Il témoigne du « vivant reproche » (Céline reste le principal modèle littéraire de Moix) que veut incarner cet auteur singulier qui puise autant chez Georges Bataille que chez Charles Péguy, Fabrice Luchini ou Frank Zappa (Partouz est dédié « non seulement à la mémoire mais à l'attention » du musicien américain décédé en 1993).
Quant à Mohammed Atta, il se trouve réduit à un signifiant qui subit quantité de métamorphoses psychologiques et idéologiques au cours du roman, jusqu'à devenir « Marcel-Mohammet Atta-Proust », « Boris-Mohammed Atta-Vian », « Louis-Ferdinand Atta » ou encore « Mohammed Molière Atta », ce qui donne à l'auteur l'occasion de pratiquer son genre préféré : le pastiche. De manière plus globale, ce livre qui fut tour à tour justement et injustement fustigé par la critique (Moix a déclaré à ce sujet qu'il « rêvai[t] depuis longtemps » de recevoir « un bonne raclée) », vise clairement à commettre ce que Faulkner appelait un « échec splendide ». Mais si le culot et l'audace « maximaliste » de Moix séduit, – tout comme sa capacité à mettre en rapport des personnages aussi radicalement opposés que Péguy et Atta, Claudel et Debord – il n'en reste pas moins que ce roman-essai, écrit « dans le plaisir et l'insouciance, dans le bonheur et la vitesse», aurait sans doute mérité une bonne relecture. Éjaculateur précoce, le narrateur de Partouz tend à desservir son propos (puisque propos il y a, en dépit de son inspiration à l'insouciance) en recourant à des raccourcis de jugement et à un humour de potache qui n'est pas sans rappeler les pitreries salaces du maître absolu de Moix, Zappa, la musique (et la musicalité) en moins. En effet, contrairement au style léché et maîtrisé qui caractérisait ses premier romans, Moix opte pour un ton neutre et direct qui n'est pas sans travers. Quand, par exemple, James Joyce loue « la grande discipline » dont Atta a fait montre « dans son art », on croit rêver quand le terroriste rétorque « Oui, je vais avoir mon ‘Atta's Day' comme il y a un ‘Bloom's Day' » et que Joyce lui répond « Vous êtes quelqu'un de très étonnant, my dear ». La thèse exposée (et tournée en dérision) ici aurait mérité un meilleur traitement et l'on respire, momentanément soulagé, quand Joyce se reprend, in extremis, et nous entraîne vers l'une des thèses secondaires du roman :
C'est aussi ma définition de l'artiste ! Ce qui nous rapproche, vous et moi, c'est que nous sommes d'excellents travailleurs. J'ai détourné le roman classique du 19e siècle pour inventer le 20e siècle, et vous, vous, vous avez détourné le cinéma américain du 20e siècle pour inventer le 21e ... Nous faisons dans la parodie, vous et moi... Nous sommes des satiristes... Des caricaturistes...
Outre Atta, Claudel, Joyce et Péguy, on retrouve parmi les figures de proue de ce roman Marcel Proust, André Breton, Sade, Michel Houellebecq, François Mitterand, Richard Wagner, Alain Robbe-Grillet, Wilhelm Reich et Adolf Hitler. C'est d'ailleurs sur ce dernier que fantasme le narrateur au début de la seconde partie du roman, suggérant un lien fondamental entre la pornographie et le terrorisme, le sexe et le fascisme. Ce lien n'est pas sans évoquer le Salò de Pasolini (sans parler des frasques entourant la vie « privée » de Silvio Berlusconi, leader du « nouveau fascisme » à l'italienne). Il nous renvoie également à Running Dog (1978) de DeLillo, roman dont l'intrigue gravite autour d'un hypothétique film porno filmé dans le bunker du Führer juste avant la chute.

Moix, c'est un peu le Slavoj Žižek du roman français contemporain : écrivain maximaliste, il aime mélanger les registres, mettre en rapport des figures apparemment antithétiques, envaginer les perspectives, projeter le haut vers le bas et vice-versa, en une orgie transhistorique de rapprochements historiques et intertextuels inédits qui fait écho au titre de l'ouvrage. Parmi ces illustres personnages, Péguy occupe une place de choix et clôture le roman dans un dialogue avec Mohammed Atta, fraîchement arrivé au firmament et s'apprêtant à consommer son union avec 72 vierges déguisées en bonnes sœurs (à moins que cela ne soit le contraire). Le dialogue, saupoudré de références zappaïennes, est lourd et les rapprochements forcés. C'est à ces moments-là que Moix peut devenir carrément insupportable, même si, en dépit des maladresses et des lourdeurs qui émaillent ce livre, il reste un indispensable fauteur de troubles et un empêcheur de penser en rond dans le paysage somme toute assez peu engageant du roman français d'après-guerre. Fort heureusement, Péguy tente de sauver la mise en récitant quelques passages épars des Tapisseries. Oscillant entre la jubilation et l'éjaculation, il nous renvoie aux premiers romans de Moix, des livres importants, émouvants, explosifs, parfois intolérables, consacrés eux-aussi, en dernière analyse, aux thèmes de la solitude, du rejet, de la perte de l'enfance et qui nous font penser qu'un mauvais Moix vaut toujours mieux qu'un bon Beigbeder:
Voici le firmament ; le reste est procédure
[...]
Voici le lieu du monde où tout devient facile,
Le regret, le départ, même l'évènement ,
Le seul coin de la terre où tout devient docile,
Ce qui partout ailleurs est la décrépitude
Assise au coin du feu les poings sur les genoux
N'est ici que tendresse et que sollicitude
Et deux bras maternels qui se tournent vers nous.Voici le lieu du monde où tout devient enfant
Photo de Yann Moix © Surun Tendance Floue / Éditions Grasset