Retour sur les romans du 11 septembre

 

Frédéric Beigbeder ou 9/11®
Windows on the World
(2003)

Beigbeder
Beigbeder

Windows on the World, le restaurant situé aux 106e et 107e étages de la tour nord du World Trade Center, est l'épicentre de ce roman dont la structure gravite autour du récit des deux dernières heures vécues par un père et ses deux enfants prisonniers au sommet de l'immeuble, chaque court chapitre étant censé correspondre à une minute de temps « réel ».

Sur le quatrième de couverture, l'auteur nous avertit, non sans panache, que « le seul moyen de savoir ce qui s'est passé dans le restaurant situé au 107e étage de la tour nord du World Trade Center, le 11 septembre 2001, entre 8 h 30 et 10 h 29, c'est de l'inventer. »

Vue sous cet angle, la démarche de Beigbeder, pour qui « depuis le 11 septembre 2001, non seulement la réalité dépasse la fiction mais elle la détruit », n'est pas si éloignée que cela de celle d'un DeLillo ou d'un Auster, deux auteurs tout aussi préoccupés par les thèmes conjoints de la médiation et de la représentation dans un monde dominé par les écrans géants, les home made videos, les satellites mobiles et les surveillances des points de contrôle Internet (« il existe un système de reconnaissance capable de photographier une crotte de coléoptère depuis une altitude de cent kilomètres », écrit le narrateur de Falling Man).

Malheureusement, on le sait, les meilleures intentions ne font pas les meilleurs romans. Le premier grief que l'on peut adresser à ce livre est qu'il est truffé de platitudes, de phrases creuses (ce n'est pas tout à fait la même chose) et de dandysmes forcés (Des Esseintes est évoqué brièvement comme un alter ego de l'auteur). Cela démarre en force avec la question inaugurale (qui ne sera d'ailleurs jamais développée ni par l'intrigue, ni par le commentaire) « Est-ce que la mort crée des liens entre les êtres ? » et cela nous entraîne vers des références fumeuses à Ellis, Salinger et Ballard (« Less than Ground Zero » ; « The Catcher in the Windows » ; « On se croirait dans un roman apocalyptique de J.G. Ballard, sauf que c'est la réalité »). On a également droit à un pénible remake de La vita e bella de Roberto Begnini qui fait l'effet d'un pétard mouillé à partir du moment où le père, désemparé, tente de rassurer ses enfants en prétendant qu'il s'agit d'un jeu (« Vous allez voir ils vont envoyer bientôt une fausse équipe de secours, ca va être extra ! Il est vachement bien imité, ce nuage noir, non ? »).

Le second reproche à adresser à Windows on the World est que le récit new-yorkais est entrecoupé par les réflexions et ruminations de l'auteur, qui en profite pour retracer les grandes lignes de son enfance, de son adolescence et de son entrée dans la jet set française (« Ma vie est une œuvre où je suis entré sans carton d'invitation »).

Beigbeder

On a souvent glosé sur la parenté (revendiquée) de Beigbeider avec les romanciers de ce que le critique James Annesley a défini comme la « blank fiction » étasunienne. On songe à Dennis Cooper, Douglas Coupland, Chuck Palahniuk, Susanna Moore et Bret Easton Ellis, autant d'auteurs dont la prose neutre, clinique et dépourvue d'« affect » –  le plus souvent d'inspiration ballardienne / baudrillardienne / jamesonienne / virilienne – se concentre sur des phénomènes de violence extrêmes tout en tentant de rendre compte des contradictions inhérentes à la société américaine, aux rythmes syncopés de la vie urbaine et au consumérisme ambiant. Selon Annesley, la recette de base sous-tendant ces ouvrages, en dépit de leurs particularités et de leurs spécificités, comprend un rejet de toute profondeur et complexité narratives (à noter que ceci les distingue radicalement d'un DeLillo ou d'un Paul Auster) et un intérêt marqué pour la perversion sexuelle, la commodification des relations interpersonnelles, la culture de masse et les marques de vêtements. Windows on the World s'écarte partiellement de ce modèle en envisageant un événement tragique dont l'ampleur met à mal le culte de la superficialité de la « blank fiction » au travers d'un récit qui, aussi fictionnel soit-il, est inspiré par plusieurs recueils de témoignages de survivants.

Les mauvaises langues diront que lire Beigbeder revient à lire du sous-Bret Easton Ellis. Rien n'est plus faux. Ellis est un romancier, Beigbeder un chroniqueur plutôt doué et opportuniste1 dont le penchant immodéré pour les mondanités se trouve, en quelque sorte, domestiqué par la gravité du sujet exploré de ce livre ... ce qui n'empêche pas Beigbeder de remercier « Julien Barbera de [lui] avoir réservé la meilleure table chez Cipriani Downtown » quelques pages après avoir décrit la mort atroce du protagoniste et de ses deux enfants suite à l'effondrement de la tour n°1 :

Il n'y a rien à comprendre, mes petits fantômes aux petites mains vulnérables. Nous sommes morts pour rien ... La tour n° 1 a mis dix secondes à s'écrouler entièrement, droite comme une fusée qui décolle, l'image passée en Reverse. Souvenez-vous tout de même de nous, s'il vous plaît. Nous sommes les trois phénix brûlés qui renaîtront de leurs cendres. Phoenix n'est pas qu'en Arizona.

Indépendamment du caractère lamentable de la dernière phrase de ce paragraphe, force est de reconnaître que Beigbeder assume ses faiblesses ou, du moins, le prétend-il quand, dans un passage intitulé « Je m'accuse », il déclare, entre autres choses, n'être pas « capable de beaucoup mieux que la facilité » tout en reconnaissant se complaire dans le narcissisme et adorer « tout ce qu'[il] critique, en particulier l'argent et la notoriété ». Le nombrilisme et le cynisme de l'auteur sont donc pleinement assumés. On s'en réjouit pour lui mais moins pour le lecteur qui risque d'être irrité par la paresse intellectuelle qui sous-tend cette entreprise.



 

Photo de Frederic Beigbeder © Denis Rouvre / Éditions Grasset
1 La structure et le découpage du roman en font un objet cinématographique potentiel. Le livre sera bientôt adapté pour le cinéma par Max Pugh, et on ne se réjouit pas d'y redécouvrir les dialogues en franglais de Beigbeder.

 

 

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