Arsenic réinvente le théâtre populaire

La compagnie Arsenic fête ses dix ans. Dix ans de vie intense et mouvementée à trimbaler ses camions, ses caravanes et son chapiteau dans les coins les plus reculés des territoires belge et français pour offrir, à des publics qui n'en sont pas coutumiers, le rêve du théâtre.

C'est donc à la fin des années 1990 qu'Axel De Booseré et Claude Fafchamps, lassés des aléas des conditions de production du théâtre professionnel, décident d'opérer une rupture et de prendre un autre chemin. De dossiers présentés devant les commissions d'avis pour obtenir les subsides et créer un spectacle en tournées écourtées fautes de moyens pour continuer, il leur paraissait évident que quelque chose de cette mécanique empêchait le théâtre de se déployer dans toutes ses dimensions. Formés au Conservatoire de Liège et notamment par l'enseignement socialement engagé de Max Parfondry, ils voulaient réintroduire le spectateur dans le travail créateur. Plus spécifiquement, ils voulaient prendre à bras le corps la question sans cesse irrésolue ou déniée du public qui, pour des raisons géographiques ou sociales, n'a guère de contact avec le théâtre.

L'enjeu était de taille car il impliquait de repenser en même temps, et non dans des temporalités disjointes, le travail artistique, les conditions de production et de diffusion. Car, pour toucher un public plus large et surtout non constitué comme tel, à l'inverse de celui des théâtres « établis », il fallait bien évidemment trouver les moyens d'allonger la durée de vie des spectacles. Mais il fallait aussi trouver la manière d'aller « chez les gens », dans les endroits les plus reculés et souvent dépourvus d'équipements culturels adéquats, sans rien céder sur la qualité artistique. L'idée du chapiteau s'est alors imposée. Cette « boîte à jeu », comme la désigne la scénographe Maggy Jaccot qui a rejoint très tôt Axel de Booseré et Claude Fafchamps, était intéressante à plus d'un titre. Non seulement, elle était   relativement simple à monter, mais surtout, elle était entièrement modulable, ce qui permettait de multiples expériences scénographiques. Enfin, le chapiteau lève la barrière symbolique que représente pour certaines personnes le fait d'entrer dans un théâtre. Il rappelle, en effet, le cirque de l'enfance, et par delà, renvoie aux arts plus populaires.

4 Une Soire Sans Histoires 1999 Lou Hrion

L'aventure débuta donc en mars 1999, avec une première création, Une soirée sans histoire qui sera présentée aussi bien dans des lieux reculés que dans des salles comme les Halles de Schaerbeek ou le Théâtre National (le chapiteau est alors monté sur le plateau). Le succès public est au rendez-vous et il encourage l'équipe, malgré des conditions de travail plus proches de l'esprit scout que du théâtre professionnel, à poursuivre l'aventure. L'énergie ne faiblit pas, surtout, elle est portée par la force du projet dans sa dimension quasi politique de faire un autre théâtre.

Si donc, par nécessité, à l'origine, tous les membres de l'équipe sont un peu polyvalents, si bien des aventures restent dans les mémoires lorsque les vieux véhicules tombent en panne ou que le semi-remorque passe avec difficultés dans les rues étroites d'un village, les objectifs poursuivis déterminent la rigueur du travail de production mais aussi la recherche artistique.

6 Marie-Bastringue 2002 Lou Hrion

Après un premier spectacle avec une distribution importante, Chez Marie-Bastringue,  sera un dîner-spectacle reposant sur deux comédiens. Les conditions matérielles sont donc assumées comme une contrainte qui pousse à relever de nouveaux défis sans perdre de vue les enjeux de l'existence d'Arsenic. Non seulement le dîner-spectacle abolit la barrière de la scène et de la salle - les comédiens jouant parmi les spectateurs - mais il permet encore aux spectateurs de se voir, de se rencontrer.

Le théâtre populaire connut de multiples avatars dans l'Histoire et au fond, il coexista la plupart du temps à côté de déclinaisons plus savantes, plus aristocratiques ou plus bourgeoises. Au XXe siècle, au fil de la prise d'autonomie de l'art théâtral (par rapport au « pouvoir du Prince » puis par rapport au marché), la notion de théâtre populaire se profila plutôt comme une utopie, un idéal que défendaient certains artistes. De Maurice Pottecher avec le Théâtre du Peuple à Bussang (1895) à Jean Vilar au Théâtre National Populaire de Chaillot (1951), en passant par Jacques Copeau et sa troupe itinérante (1924), la recherche d'un rapport plus authentique et plus fort au public reste le fil conducteur des démarches.

Pour Arsenic, la rencontre du public passe par les conditions matérielles (chapiteau, itinérance), mais aussi par la multiplication des contacts entre l'équipe et les spectateurs. A la fin de chaque spectacle (Le Dragon, Éclats d'Harms, MacBeth...), les comédiens se mélangent au public, encore maquillés et dans leur costume de scène, pour un moment d'échange. Occasion d'un retour critique immédiat, sans attendre la presse et sans se limiter au quelques « théâtreux » avec lesquels se finissent généralement les soirs de premières. Arsenic vit ainsi dans la proximité de son public, ce qui suscite de nouvelles réflexions et de nouvelles recherches, à l'instar de Dérapages, ce spectacle sur l'extrême-droite, sa logique, ses modes de propagande mais aussi les réflexes sécuritaires latents en chacun de nous.  

Le contact et l'échange sont également les vecteurs fondamentaux pour amener progressivement les spectateurs à davantage d'esprit critique, à davantage de remises en question de la société et à développer leur plaisir esthétique en approchant d'autres formes. Aussi les scénographies multiplient-elles les ponts de la scène vers la salle, aussi les spectacles mélangent-ils des formes directement accessibles (musiques populaires, cabarets, lumières, costumes...) et des formes plus codifiées (expressionnisme, univers baroque...) vers lesquelles le public est alors guidé.

10ans

 L'ouvrage1 que la compagnie édite à l'occasion de ses dix ans retrace le parcours d'Arsenic à travers les sept spectacles créés et de nombreux témoignages de ceux qui ont à un moment ou à un autre participé à l'aventure. Richement illustré afin d'ouvrir à l'esthétique de la compagnie, le livre revient sur le projet et sur les idéaux qui n'ont pas été trahis. Les remarques et les réflexions donnent ainsi à lire ce qui caractérise et singularise ce théâtre dans le paysage théâtral belge contemporain : « ... nous ne considérons pas la création artistique comme une fin en soi. Nous la mettons, au contraire, en continuelle perspective avec l'impact qu'elle aura sur les spectateurs. Nous pensons à eux à chaque étape de la création, et loin de mettre une limite à nos désirs, cette présence des spectateurs à nos côtés, durant la conception des œuvres, agit comme un élan qui nous pousse à surprendre, faire découvrir, emmener sur des lieux inédits, éveiller les imaginaires, proposer de nouvelles directions, bousculer les certitudes, ouvrir les esprits, et donner un peu d'énergie. » (p. 44)

 

 

 

Plus qu'une belle utopie, le théâtre populaire est donc aussi une autre manière d'envisager le travail théâtral, tandis que les différents fondements du théâtre, l'artiste, le public et l'institution, s'y retrouvent dans une configuration modifiée. Cette spécificité mérite d'être soulignée car elle enrichit sans conteste un paysage théâtral fortement centré sur la dimension strictement « artistique ».

On a pu voir cet été, au Festival de Spa, une concrétisation de ce théâtre populaire avec la dernière création d'Arsenic, Le Faiseur de montres. Issu du répertoire du Grand Guignol, ce spectacle revisite les codes de ce théâtre fondé sur le peur et l'épouvante qui livrait son lot d'émotions aux spectateurs de la Belle Époque avides d'intensité. Façon peut-être de rire aussi de cette soif de sensations fortes qu'alimente de nos jours un certain cinéma...

Nancy Delhalle
Août 2009

 

crayon

Nancy Delhalle enseigne l'histoire et l'analyse du théâtre à l'ULg. Ses recherches portent principalement sur le théâtre contemporain, les dramaturgies et la sociologie du théâtre. Elle est membre du comité de rédaction de la revue Alternatives Théâtrales et du comité de lecture du Théâtre National

 


 

 Photos © Lou Hérion

1 Arsenic. Carnet d'aventures, Arsenic ASBL (info@arsenic.eu), 2009