Le premier, c'est Schlingo

Vie, malheur et postérité de Charlie Schlingo

Que nous apprend la bédé de Cestac et Teulé ? Que Charlie Schlingo s'appelait en fait Jean-Charles Ninduab et qu'il était un homme infréquentable, violent, grossier, obsédé sexuel, alcoolique puis drogué, mais généreux, libre, original et attachant. Sa vie est tragique, et cela dès son enfance, à la fois parce qu'il souffrait de la poliomyélite et que ses parents ne l'aimaient guère. En outre, bien qu'il se considérât comme « un con », Schlingo souffrait sans doute d'un manque de reconnaissance.

La bande dessinée que lui consacrent Cestac et Teulé est en conséquence riche en événements inattendus comme en scènes cocasses. Mais elle est également pleine d'une émotion dramatique soutenue.

Est-ce un hasard ? L'Association vient de rééditer deux bandes dessinées devenues introuvables : Josette de rechange et Gaspation !. Il serait intéressant, du point de vue de la critique de la réception, de savoir lequel de ces albums se vendra et se lira le plus : Je voudrais me suicider mais j'ai pas le temps ou les rééditions de Schlingo.

Car, pour terminer en revenant à notre question initiale, il n'est pas inutile d'interroger le choix opéré par Cestac et Teulé. Sans doute ont-ils simplement voulu rendre hommage à un ami disparu, mais, même s'il est inconscient, leur geste a une valeur symbolique forte.

D'un premier point de vue, le personnage de Schlingo rencontre la tradition des poètes maudits (destin tragique, esthétique excessive et originale, mise en question des valeurs, incompréhension des lecteurs...), ce qui peut faire de lui un vrai porte-drapeau. Ainsi, sa biographie pourrait participer à l'autonomisation du champ : les pairs, en reconnaissant l'importance d'un auteur injustement méconnu, prouvent qu'ils sont les véritables détenteurs des clés de la consécration. Ils réévaluent ainsi le canon établi par les critiques et les lecteurs, un peu à la façon des surréalistes sauvant Lautréamont de l'oubli. Dans cette perspective, le nom de l'éditeur qui donne une seconde chance à Josette de rechange et à Gaspation ! est significatif : l'Association est une maison d'édition fondée par des auteurs, une association de créateurs.

Cependant, d'un second point de vue, cette biographie dessinée vouée à un auteur de bédé peut prendre les apparences d'un éloge paradoxal. Schlingo n'est pas seulement maudit, il est, assurément, de mauvais goût. On l'a vu : son génie (incompris) se marie à sa débilité (volontaire). Insistons-y : ce portrait contradictoire ne correspond pas seulement à notre jugement critique : il est brossé ainsi par Cestac et Teulé.

Quelles conséquences devons-nous tirer de ce paradoxe ? Le neuvième art s'est choisi ici un étrange héros, comme s'il s'agissait à la fois de chercher la légitimité et de se moquer du processus même de légitimation. De grimper sur la plus haute branche afin de la scier. De revendiquer des lettres de noblesse tout en refusant de prendre la noblesse au sérieux. De se déclarer artiste pour tourner l'art en dérision. Peut-être, après tout, la bande dessinée se satisfait-elle de son statut artistique incertain. La construction de son autonomie et la conquête de sa légitimité, qui durent déjà depuis au moins quarante ans, risqueraient alors de ressembler à un combat sans fin.

Si l'humour était plus fort que la mort, j'entendrais, en tout cas, dans mon dos, au moment d'écrire ces lignes, le rire, immense, rabelaisien, punk, désespéré et sauvage, de Charlie Schlingo.

 

Laurent Demoulin
Août 2009

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Laurent Demoulin est docteur en Philosophie et lettres. Ses recherches portent sur le roman contemporain belge et français, ainsi que sur la poésie du XXe siècle.


 

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