Le premier, c'est Schlingo

Florence Cestac et Jean Teulé consacrent une bande dessinée à la vie du dessinateur le plus inclassable de l'histoire du neuvième art, Charlie Schlingo, auteur, tout à la fois génial et débile, d'albums intitulés Gaspation !, Désiré Gogueneau est un vilain, N comme cornichon ou Les Saucisses de l'exploit.

Un pas vers la légitimité du neuvième art ?

Schlingo2

Dans l'article sagace qu'il a consacré sur ce site à la collection « Éprouvette » des éditions de l'Association, Björn-Olav Dozo réfléchit à la question de la légitimité, toujours problématique, de la bande dessinée. Il y déclare, dans les termes de la sociologie de Pierre Bourdieu : « L'histoire des champs de productions culturelles et artistiques montre cependant que légitimité et autonomie ont souvent partie liée et les initiatives externes au champ de la bande dessinée ne pourront imposer une reconnaissance artistique légitime ni en son sein, c'est-à-dire pour les auteurs eux-mêmes, ni en dehors, auprès du public. C'est des auteurs eux-mêmes que doit venir ce mouvement de légitimation. »1 Aussi voit-il une évolution positive dans la parution concomitante d'essais consacrés par les auteurs à leur travail et de bandes dessinées autobiographiques ou autofictionnelles, qui mettent en scène des dessinateurs réfléchissant à leur art et à son statut.

Certes, la question de la légitimité de la bd n'est pas neuve : elle s'est posée à plusieurs reprises depuis une trentaine d'années, en des termes différents, comme le montrent, pêle-mêle, l'expression « neuvième art » (forgée par Morris au cours d'articles parus dans Spirou durant les années 1960), les débats suscités par la naissance, durant les années 1970, d'une bande dessinée dite « adulte » dans les hebdomadaires Pilote puis L'Écho des Savanes et Métal Hurlant, le mensuel critique Les Cahiers de la Bande dessinées, qui parut de 1972 à 1990, la création du festival d'Angoulême en 1974, la volonté du mensuel (À suivre) de proposer des « romans » en bandes dessinées au début des années 1980, etc. Mais force est de constater que la question de la légitimité revient sur le devant de la scène avec une ampleur nouvelle aujourd'hui et qu'une frange de la bande dessinée contemporaine se montre de plus en plus auto-référentielle 2.

Il est intéressant de lire dans ce contexte le dernier album dessiné par Florence Cestac avec la complicité de Jean Teulé : Je voudrais me suicider mais je n'ai pas le temps. Car cet album constitue sans doute une première : il s'agit d'une bande dessinée consacrée à la vie d'un dessinateur. Si les bd autobiographiques sont à la mode, il n'existait en effet, à ma connaissance, aucun album biographique interne au champ. Peut-être la démarche initiée ainsi par Florence Cestac et Jean Teulé constitue-t-elle un pas en avant dans la course à la légitimité du neuvième art et dans sa recherche d'autonomie.

À qui de droit ?

josette de rechange

Et - c'est là que la situation devient vraiment passionnante, problématique, réjouissante, jouissive même - l'auteur disparu bénéficiant de cette reconnaissance du champ n'est ni le Grand Hergé, ni Jacobs, le père de l'inénarrable Mortimer, ni André Franquin, créateur du premier anti-héros réflexif du neuvième art, ni même Jijé, l'éternel Poulidor de la bédé belge. Ce n'est pas non plus René Goscinny, souriant scénariste d'Astérix ou de Lucky Luke et rédacteur en chef de Pilote. Ni Rodolphe Töppfer, le fondateur mythique, le père de la horde, dont on ne connaît en général que l'étrange nom. Ni l'auteur de l'onirique Little Nemo in Slumberland, l'Américain Winsor McKay. Ni Hugo Pratt, l'inventeur d'une bande dessinée fascinante mêlant aventure et poésie. Ni Maurice Tillieux, ni Willy Vandersteen, ni George Herriman, ni Alain Saint-Ogan, ni Peyo, ni Will, ni Will Eisner. L'auteur qui a droit à cet insigne honneur, à cette consécration posthume, à ce panthéon de cases et de bulles, est pratiquement inconnu du public et a fait paraître des albums aux titres absurdes, ridicules, truffés de jeux de mots idiots, parodiques et hilarants, Gaspation !, Josette de rechange, Désiré Gogueneau est un vilain, N comme cornichon, Patron, une cuite s'il vous plaît ! ou Les Saucisses de l'exploit. Son pseudonyme même est incongru et vulgaire, puisque le radical en est emprunté à un verbe argotique signifiant « sentir très (très) mauvais ». Il s'appelle - j'ose à peine le croire - Charlie Schlingo !

De qui s'agit-il ? Né en 1955, décédé en 2005, Charlie Schlingo est un auteur assez difficile à classer. Une scène de Je voudrais me suicider mais je n'ai pas le temps nous permet d'y voir plus clair : le scénariste et éditeur Dionnet s'y adresse à Schlingo en ces termes :

« - C'est bien ça le problème, Schlingo, t'es un con ou un génie ?... Je pencherais pour génie. »

Et le principal intéressé de répondre :

« - Non, non, Dionnet, c'est pas certain, moi, je crois que je suis un con. »3

Quand nous étions adolescents, mon frère Antoine et moi n'avions aucun doute : nous considérions Schlingo comme un pur génie, mais mon père, pourtant toujours curieux de nos découvertes, faisait preuve à son égard de plus de scepticisme et je crains qu'il ne fût pas loin de le trouver franchement débile. Tranchons le nœud gordien en considérant que Schlingo était à chaque instant, dans chacune de ses bédés, dans chacun de ses strips, à la fois débile et génial. Un génie de la débilité, de la vulgarité assumée, du calembour énorme, du français écorché, du dessin bâclé, du nonsense grotesque, du ridicule recherché pour lui-même.

En même temps, les bédés de Schlingo étaient intimement réflexives : elles frisaient en permanence la parodie, non de telle ou telle bande particulière, mais du média bande dessinée en lui-même, de sorte qu'elles ne pouvaient être appréciées que par de grands lecteurs de bd. Pour rire de cette case de Trip slip où Désiré Gogueneau, en découvrant à ses trousses des policiers portant divers uniformes, s'écrie : « Gasp ! Je suis poursuivi par des flics de toutes les nationalités ! »4, il faut s'être gavé jusqu'à la satiété de cases et de bulles, en avoir vu défiler des héros en cavale et des gendarmes ; il faut avoir pris pour naturelle cette propension des personnages à exprimer tout haut leur étonnement. Schlingo ne se contentait pas de raconter des histoires stupides, il tournait en dérision le fait même de raconter. Et ses dessins avaient souvent l'apparence de caricatures au carré. La bédé, en conséquence, ne semblait pas, pour lui, un art voué à la transcription du monde : c'était comme si, au départ, la vie était déjà une bande dessinée. Dans cette perspective, il n'est pas étonnant de voir Schlingo devenir un personnage. Et si je devais le comparer sur ce point à un auteur contemporain, j'irai droit à l'un des dessinateurs les plus intéressants de ces dix dernières années, le fécond Lewis Trondheim, qui me paraît toujours aussi se frayer un chemin entre le récit pur et la parodie... sauf que Trondheim est à la fois plus fin et (même s'il peut faire rire) beaucoup (beaucoup) moins drôle que Schlingo !

 


1 Dozo Björn-Olav, « Quand les auteurs de bandes dessinées s'interrogent sur leur art »
2 La bande dessinée se mettait parfois en scène par le passé, que l'on songe à la série Gaston Lagaffe, de Franquin, qui prend pour cadre la rédaction du journal Spirou, à Achille Talon de Greg, qui fait de même avec celle de Pilote, ou à certains gags référentiels de Quick et Flupke dans lesquels Hergé, au gré d'une véritable mise en abyme, se met en scène en tant que dessinateur de la page qui se donne à lire. Mais ces glorieuses exceptions se sont toujours faites sous le sceau de l'humour et ne proposaient pas la même démarche critique que les expériences actuelles.
3 N'en perdons pas notre habitude des références bibliographiques en bonne et due forme : Cestac Florence et Teulé Jean, Je voudrais me suicider mais j'ai pas le temps, Paris, Dargaud, 2009, p. 31.
4 Cette fois, je cite de mémoire. Désolé pour la référence.

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