Un chanteur adulte
La Musique est le titre, simple et direct, du huitième album de l'un des chanteurs français les plus intéressants de ces quinze dernières années : Dominique A. Comme la critique spécialisée l'a déjà souligné, ce nouveau disque constitue une sorte de retour aux sources, tant sa conception rappelle La Fossette, album minimaliste par lequel le chanteur avait débuté sa carrière. Ce « retour » n'épouse cependant pas la forme d'une ligne droite qui serait suivie en marche arrière : il s'agit d'une spirale qui a conduit le chanteur à reprendre son matériau originaire, mais à une autre place, en un temps différent, avec de nouveaux moyens et sans doute des objectifs changés. Cette spirale nous incite à considérer l'album comme partie intégrante d'un tout, comme la dernière page de ce qu'il ne faut pas hésiter à appeler une œuvre : les huit disques écrits, composés et interprétés par Dominique A1.
Car cet ensemble est impressionnant de richesses et de variétés. Le commentaire qu'il me donne envie de développer est celui-ci : Dominique A est un chanteur adulte, c'est-à-dire un chanteur dont les chansons évoluent en même temps que lui. Cela n'est pas anodin. Nous avons en effet tendance à considérer la chanson comme un art mineur, comme un territoire réservé aux adolescents et, si nous l'apprécions encore à l'âge adulte, nous y cherchons un refuge contre le temps qui passe. Alors que nos goûts ont évolué en ce qui concerne la littérature, la peinture, le cinéma, la musique, ils demeurent souvent inchangés en matière de chansons. Il n'est dès lors pas étonnant de constater que la plupart des chanteurs et des chanteuses s'efforcent de demeurer de grands adolescents, d'éternels amoureux en recherche du premier baiser, des révoltés toujours à cheval sur leur barricade, des voyageurs infatigables, etc. Charles Trenet a été prié toute sa vie de rester le pétillant jeune homme de ses premiers succès, ce qui était quelque peu ridicule, d'ailleurs, quand il avait 55 ans, mais lui rendit étrangement une grâce inespérée lorsqu'il eut atteint l'âge de 80 ans. Il existe bien entendu des exceptions – Brassens et Brel, en vieillissant, ont abordé des sujets en rapport avec leur âge –, mais elles sont rares et, sur ce que l'on appelle « la nouvelle scène », je n'aperçois actuellement que Dominique A. Celui-ci échappe à la fixité de deux façons : par un perpétuel esprit de recherche poétique et musicale et par le thème de ses chansons.
Un musicien en mouvement
Par son titre, La Musique nous incite à nous pencher d'abord sur l'aspect musical de l'œuvre2, d'autant que la cohérence de ce dernier disque tient, selon les déclarations du chanteur, à son parti pris instrumental : « C'est en réalité un manifeste anti-folk. Le folk, je commence vraiment à en avoir plein... euh les couilles, on peut le dire. C'est peut-être un snobisme invétéré chez moi. J'adore le folk anglais des années 60, 70, Léonard Cohen, l'americana, mais là, il y a comme un conservatisme qui s'est installé bon an mal an avec cette nouvelle scène. [...] En France, en dehors de la scène d'accointance pop-rock anglaise, toute la recherche sonore s'est limitée à l'acoustique, à cette recherche du beau son dans un cadre naturel. Résultat des courses, on s'emmerde. L'excitation et la chanson ne me semblent pas être des choses antinomiques. J'ai donc essayé de me tenir à l'idée de faire un disque de chanson française excitant.3 »
Aussi, pour se démarquer du folk, Dominique A a-t-il réalisé son disque seul, « à la maison », comme il l'indique dans son livret, à partir d'un synthétiseur, de sa voix et d'une boîte à rythme, en laissant sa guitare de côté. C'est à cet égard que La Musique ressemble à La Fossette, album enregistré seul également avec un matériel rudimentaire. Mais la ressemblance s'arrête là, car le son du nouveau disque est beaucoup moins lisible que celui du premier et ne pourrait pas, comme lui, être qualifié de « minimaliste ». Ce parti pris confère à La Musique une sonorité tout à fait originale. Il me faut avouer ici que, étant d'ordinaire plutôt rétif à la musique électronique, il m'a fallu quelque temps pour m'y habituer. Mais, petit à petit, les chansons de l'album se sont montrées tout à fait envoûtantes. Il en va de toute façon toujours ainsi avec les albums de Dominique A : ils demandent de nombreuses écoutes pour être pleinement appréciés.
Quoi qu'il en soit, aucun de ses disques n'épouse le format habituel du folk dénoncé par La Musique. Le précédent CD, L'Horizon, somptueusement orchestré, présente un aspect contemplatif et réunit de nombreux instruments. On y entend des guitares acoustiques ou électriques, des basses et une batterie, certes, mais aussi des pianos, un piano électrique Wurlitzer, un orgue, une trompette, un trombone, une clarinette, un saxophone, des mandolines, diverses percussions, des contrebasses acoustiques et électriques, des samples de cordes, un chœur et, bien sûr, des synthés. Le sommet musical de ce disque magnifique est atteint dans sa finale : la chanson Adieu, Alma se termine par un galop instrumental multiple centré sur une enivrante partition de piano.
Et si certains disques de Dominique A se font plus rock (Remué et Augiri), il ne s'agit jamais d'un rock basic. Par exemple, la chanson Encore du CD Remué démarre de façon presque dissonante, des bruits inquiétants se répondant de part et d'autre d'une boucle à la guitare avant que celle-ci ne se dégage soudainement en recevant le soutien d'une basse, ce qui produit un effet d'apaisement singulier. Sur le même disque, à la fin d'une chanson intitulée Le détour , une clarinette free jazz exécute de grands intervalles de notes tout à fait intrigants. Même le quasi-tube de Dominique A, la seule de ses chansons qui se soit un peu entendue à la radio, Le Twenty-two bar, un duo avec Françoiz Breut, présente un aspect inhabituel : elle est faite de boucles instrumentales qui se complètent, tandis que les deux voix se succèdent sans se rencontrer (comme le veut la loi du genre).
La volonté de travailler encore et toujours ses morceaux pousse Dominique A à renouveler complètement ses arrangements quand il monte sur scène. Non seulement ses chansons changent alors franchement d'aspect (ainsi le caractère instrumental de L'Horizon a disparu au profit d'un son très électrique dans la tournée qui a suivi et dont Sur nos forces motrices est la trace), mais, en plus, les tournées ne se ressemblent pas entre elles. Rien de démagogique dans un concert de Dominique A. S'il a des admirateurs, il ne se contente pas de leur proposer un moment d'intense communion en répétant avec eux des chansons immuables.
Enfin, ajoutons que le caractère expérimental des compositions de Dominique A est particulièrement manifeste dans le cas de La Musique : les amateurs ont le choix entre le disque simple ou un double disque, un second volet, intitulé La Matière, s'ajoutant alors au premier. Ce second volet est présenté comme plus difficile : « Sur mes albums, je me suis toujours senti obligé de glisser l'un ou l'autre morceau tordu pour les fans, ce qui avait tendance à plomber l'ensemble. Cette fois, j'ai pris une autre option. La Musique file tout droit et ne décroche jamais. Sur La Matière, j'ai compilé les chansons les plus sinueuses. » 4
1 Voici sa discographie : La Fossette (1992), Si je connais Harry (1993), La Mémoire neuve (1995), Remué (1999), Auguri (2001), Tout sera comme avant (2004), L'Horizon (2006). À quoi s'ajoute le DVD d'un spectacle enregistré aux Bouffes du Nord en 2004, un CD enregistré en public également (Sur nos forces motrices, 2007) et un coffret de quatre disques reprenant des chansons de jeunesse et des chansons expérimentales plus ou moins inachevées (Les Sons cardinaux, 2008). 2 Signalons que ce titre a peut-être pour but de libérer Dominique A d'une des images qui l'accompagnent : celle de chanteur des écrivains. Les liens qu'il entretient avec la littérature sont en effet nombreux. Deux recueils de nouvelles contemporains portent un titre faisant référence à l'une ses chansons (Olivier Adam, Passer l'hiver, L'Olivier, 2004 et Brigitte Giraud, L'amour est très surestimé, Stock, 2007, Goncourt de la nouvelle). Le chanteur officiait il y a peu comme critique littéraire ; il a rédigé la préface d'un roman traduit du danois (Jorgen-Frantz Jacobsen, Barbara, Actes Sud, 2009) ; il a coordonné un recueil de textes inspirés d'un de ses albums (Dominique A et 16 écrivains, Tout sera comme avant, L'Olivier, 2004), ce qui a donné lieu à une chanson collage dans un complément à cet album ; il a réalisé l'accompagnement musical d'un cd récent consacré à l'écrivain Hervé Guibert (Hervé Guibert, L'Écrivain-photographe, Naïve, 2009), etc... 3 Propos recueillis par Laurent Grenier, « Dominique A. Manifeste anti-folk », dans Rifraf, n°150, mai 2009, p. 18. 4 J. Co., « Surplus d'humanité », dans Télémoustique, 15 avril 2009, p. 41.