Léonard, l'homme de la Renaissance

clos lucé

Laure Fagnart, chargée de recherches FNRS au Service d'Histoire de l'Art et Archéologie des Temps modernes de l'Université de Liège et Pascal Brioist, maître de conférences au Centre d'Études supérieures de la Renaissance, à Tours, dessinent le contexte d'arrivée de Léonard de Vinci en France, et les missions qui lui furent confiées par François Ier.

 

Le Clos Lucé. Photo A. Delaunois


À son arrivée en France, Léonard est précédé d'une réputation très flatteuse : peintre, dessinateur, architecte, ingénieur, sculpteur... Comment expliquer un tel engouement ?

Laure Fagnart : Les trois dernières années de Léonard, qu'il passe en France, ont été précédées en fait de contacts réguliers dans les années antérieures. Les guerres menées par les Français en Italie les ont bien mis au courant de la culture et des savoir-faire des Italiens. La postérité a par ailleurs retenu des épisodes fort connus... mais qui sont de pures légendes parfois : ainsi, la mort du maître dans les bras de François Ier accouru en catastrophe n'est qu'une pure invention de Giorgio Vasari, l'auteur des « Vies illustres », et n'est attestée par aucune source, qu'elle soit française ou italienne.

Nous avons par contre mis en lumière des épisodes moins connus. Ainsi, le fait que le prédécesseur de François Ier, Louis XII, ait voulu détacher « La Cène », une fresque murale peinte par Léonard dans le réfectoire du couvent milanais Santa Maria della Grazie. Louis XII, tombé sous le charme de cette peinture, demanda à ce qu'on l'emporte en France. Heureusement, ce ne fut techniquement pas possible. Mais l'épisode eut des suites : de nombreux Français, au tout début du XVIe siècle, ont ramené des copies italiennes de « La Cène », demandées à des disciples de Léonard, et parfois dans les mêmes dimensions que l'original ! C'est un peu le même processus qu'aujourd'hui avec les cartes postales qu'on accroche dans sa cuisine.

 

Pascal Brioist : Léonard est un artiste au faîte de sa gloire, mais également un homme d'âge mûr. Il a un passé considérable derrière lui. À son arrivée, il s'intéresse à une série de domaines très différents : il élabore par exemple des scénographies de spectacles, mais aussi des théories sur le vol, sur les tourbillons, en même temps qu'il dessine des plans d'architecture. Ainsi, Léonard et son ami ingénieur italien Domenico da Cortona discutent ensemble du futur projet de Chambord. Et l'on voit que les deux hommes ont bien sûr intégré l'architecture italienne à leurs plans, mais qu'ils ne perdent pas de vue le style gothique à la française.     

 

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François Ier charge Léonard d'un projet gigantesque, un nouveau palais à Romorantin. Ce projet n'a pas abouti, mais qu'en sait-on exactement ?

 

Laure Fagnart : Léonard n'a très probablement plus peint durant ses dernières années passées en France. Mais il est chargé de plusieurs missions importantes auprès de François Ier, qui le nomme « premier peintre ingénieur et architecte du roi ». François Ier lui demande alors de reconstruire une ville à Romorantin, d'en modifier le schéma urbain, et d'édifier un château. L'idée du maître répondait au désir de François Ier : le roi et sa cour se trouvaient à l'étroit à Amboise, et l'administration royale se trouvait à Tours. Il demanda donc à Léonard d'esquisser les plans d'une « cité idéale » : un palais sur l'eau, de vastes écuries, un nouveau quartier destiné à loger la cour et l'armée, des réseaux internes de canaux, bref, une véritable capitale à l'italienne. Derrière ce projet du jeune monarque, il y a également le souci de rivaliser avec les fastes de Charles Quint. On a des croquis et des notes de Léonard sur ce projet pharaonique, qui n'a jamais été mené à son terme, peut-être en raison de la mort de Léonard. C'est alors que François Ier met toute son énergie dans Chambord, qu'il va faire reconstruire entièrement et somptueusement comme on peut encore le voir aujourd'hui.

Portrait de François  Ier vers 1539,  Musée du Louvre@ Clos Lucé

Pascal Brioist : On parle souvent du « génie » de Léonard, mais c'est à mon sens erroné. Léonard travaille très précisément à partir de ses prédécesseurs. C'est particulièrement vrai pour son travail en France. Léonard est l'héritier de toute une lignée d'architectes italiens qui l'ont précédé, et qui lui ont légué des savoirs et des techniques. S'il est invité en France, c'est notamment pour ses talents d'architecte et d'ingénieur en hydraulique, qui auraient dû se développer dans le projet de Romorantin : imaginez que le palais devait avoir une emprise au sol de plus de 400 mètres de long sur 400 mètres de large, le tout sur des canaux, avec suffisamment de place pour y organiser des joutes navales ! Quand on sait que Chambord ne fait « que » 150 mètres, on a une idée de l'ampleur du projet.

Par ailleurs, en dehors de cette « cité idéale », Léonard pensait relier Romorantin à la France entière par un grand réseau de canaux qui auraient opéré la jonction entre la Loire, le Cher et l'Allier d'un côté, et de l'autre, le réseau du Rhône et de la Saône. Cela aurait permis d'éviter de descendre vers l'Espagne, et de transférer des hommes et des marchandises depuis la Méditerrannée jusqu'à l'Atlantique.

Tours à cette époque est la capitale de la France, Louis XII y avait déjà installé son gouvernement, François Ier a suivi. De nombreuses activités économiques s'y développent, comme les métiers de la soie et ceux de l'armurerie par exemple. Mais le manque de place est un frein au développement, économique et stratégique. D'où l'idée, confiée à Léonard, de cette nouvelle ville, pratique, rationelle, somptueuse... et propre : il régnait une certaine idée d'hygiénisme derrière ce projet grandiose.

 

 

Propos recueillis par Alain Delaunois