Salgari ne se contente pas de rappeler au lecteur la fameuse phrase de Caton l’ancien « Delenda Cartago » ou les batailles de Trasimène ou de Zama, mais il l’entraine dans des lieux moins connus comme la forteresse africaine d’Oroscopa, les riches territoires d’Emporia ou la province de Fisca, des lieux autrefois ravis aux Carthaginois par les Numides avec l’assentiment des Romains. Salgari s’inspire ainsi de l’histoire pour en arriver à l’incendie final, au sacrifice des femmes de Carthage, à la trahison de ses chefs et au combat entre Scipione Emiliano et Hiram, le dernier défenseur de la ville. C’est la fin d’un monde, avec le charme de la fin d’un monde, le drame auquel Hiram échappe miraculeusement quand il réussit avec quatre vaisseaux à rompre le blocus des assaillants.
On a aussi le droit de rêver, de rapprocher les flammes de Salgari de celles de Fahrenheit 451 ou de Il nome della rosa. Carthage va brûler pendant six jours et six nuits, le monastère d’Umberto Eco pendant trois jours et trois nuits. On pense à l’incendie de Rome, à celui de Venise qu’évoque D’Annunzio dans Il fuoco. On repense à Gaston Bachelard et à La psychanalyse du feu, le feu qui « suggère le désir de changer, de brusquer le temps, de porter toute la vie à son terme, à son au-delà »7.
Dans l’imaginaire du lecteur du début du siècle, Hannibal occupe un espace historique et Salammbô un espace littéraire. Giovani Pastrone reprend rapidement le mythe d’Hannibal dans Cabiria (1914) et Arturo Ambrosio celui de la fille d’Hamilcar dans Salammbô (1911). Si Hannibal joue un rôle secondaire dans le roman de Flaubert, Salammbô femme fatale préfigure presque les déesses du cinéma, « les stars ». Hannibal réapparaît dans Scipione l'Africano (1937) comme support de la propagande fasciste du film de Carmine Gallone. C’est l’époque où l’on redécouvre Scipion l’africain, le « duce » des légions romaines victorieuses en Espagne et en Afrique. C’est aussi l’époque où un historien et sénateur du royaume d'Italie fait de Carthage la préfiguration historique des puissances démocratico-libérales. Après la première guerre mondiale, l’Angleterre sera assimilée à la cité punique par de nombreux historiens (allemands en tête) en raison de sa mesquinerie et de son mercantilisme. Mythe et histoire se confondent de la sorte dans la relecture que l’on fait de Carthage au début du siècle.
Après avoir rappelé ironiquement que pour échapper aux flammes il faut se confier à la mer (ou bien savoir nager)8, Luciano Curreri commente l’autre roman-« péplum » de Salgari : Le figlie dei Faraoni (1905). Il rappelle le goût pour l’orientalisme au tournant du siècle, un orientalisme qui hésite entre authenticité ou stéréotype, entre attraction et culture. Mais on peut voyager dans le temps sans véhicule, grâce aux livres. D’Annunzio a dit qu’il connaissait l’Égypte bien avant de s’y être rendu et Salgari lui donne raison, lui qui n’a jamais voyagé. L’attribution en 1905 du prix Nobel à Henryk Sienkiewicz, auteur de Quo Vadis a peut-être poussé Salgari à écrire Cartagine in fiamme. De même, la découverte du village de Deir El Medina et les expéditions d’égyptologues turinois ont pu l’inciter à écrire Le figlie dei Faraoni, un ouvrage où souterrains, nécropoles et momies ne font pas défaut. Comme dans Cartagine in fiamme, le roman se conclura dramatiquement, par un suicide et une condamnation à mort. Le roman évolue entre fiction et reportage, entre passé et présent. Il traduit une vision romantique de l’archéologie, une vision pessimiste de l’histoire. Un an plus tard, Salgari écrit Cartagine in fiamme, un récit moins lyrique et moins fermé mais toujours ancré dans le passé.
Le Peplum d’Emilio est un ouvrage dense, bien documenté, qui ne décevra pas ceux qu’intéressent la littérature et le cinéma du début du 20e siècle et qui se souviennent avec émotion de l’exaltation de leurs lectures juvéniles.
Willy Burguet
Mai 2012
Willy Burguet est auditeur libre en faculté de Philosophie et Lettres de l'ULg.
7 Bachelard, Gaston: La psychanalyse du feu, Paris, NRF, 1938.