Après lui avoir dédié différents essais1-2 et republié les éditions originales de deux de ses romans : Le aquile della steppa3 et Cartagine in fiamme4, Luciano Curreri, professeur ordinaire de langue et culture italienne à l’Université de Liège, consacre son dernier ouvrage5 au « péplum » d’Emilio Salgari (1862-1911), l’écrivain d’aventure le plus prolifique des lettres modernes italiennes.
Cet écrivain est relativement peu lu dans le monde francophone, mais on le compare souvent à Jules Verne en France (ou à Karl May en Allemagne). D’abord relégué au « lazaret » des auteurs commerciaux, pour la jeunesse, Salgari intéresse depuis quelques décennies chercheurs et critiques. Salgari a écrit plus de 80 romans. La plupart sont des récits d’aventure qui se déroulent au 17e et au18e siècle. On les a regroupés en cycles (le cycle des pirates de la Malaisie, des corsaires des Antilles, des corsaires des Bermudes, des aventures du Far-West, des aventures aux Indes). Deux romans seulement se rattachent à l’antiquité : Le Figlie dei Faraoni (1905) et Cartagine in fiamme (1906-1908). C’est principalement ce dernier ouvrage qui sert de point de départ au peplum d’Emilio pour reconstituer l’imaginaire d’Emilio Salgari à travers la littérature et le cinéma. Le terme « péplum » n’évoque pas ici seulement la tunique portée par les femmes dans l’antiquité mais qualifie (depuis les années soixante) les films d’aventure qui s’en inspirent. Son usage s’est étendu depuis lors à la littérature, à l’art dramatique et même à la bande dessinée.
Des quatre chapitres du peplum d’Emilio, le premier, Le feu, les livres et l’histoire, est le plus long. L’auteur commence par s’interroger sur le choix du sujet et du titre. Salgari, qui connaissait le français, a pu lire Salammbô (1862). Le début de Cartagine in fiamme, le rite initial de l’adoration à Moloch, est d’ailleurs flaubertien. Les flammes étaient à la mode dans les romans d’aventure du 19e siècle. Jules Verne avait publié en 1884 L’archipel en feu. Plus prosaïquement, on a dit que le titre Cartagine in fiamme serait la conséquence d’un incident domestique, un de ses enfants ayant mis le feu par inadvertance aux papiers de l’écrivain. Quoi qu’il en soit, le roman de Salgari comme celui de Flaubert, s’écarte de la vérité historique. C’est une histoire d’amour construite à travers souvenirs et faits militaires, entre la seconde et, notamment, la troisième guerre punique. Il est largement documenté. On sait que la bibliothèque communale centrale de Turin possédait dès 1890 un ouvrage collectif français de 1844 intitulé L'Afrique, traduit en italien dès 1846, qui décrit notamment l’histoire de Carthage depuis la seconde guerre punique jusqu’à la destruction de la ville à la fin de la troisième6. Alors que Flaubert était allé sur place pour trouver une inspiration qui lui faisait défaut, Salgari, qui voyageait peu, préférait se documenter en bibliothèque. Il a pu y consulter cet ouvrage.
Emilio SalgariÀ la fin de sa vie, Salgari va accélérer le rythme de son écriture, il ne prend plus le temps de se corriger, au point d’écrire : « Ils avançaient en désordre au milieu de bandes d’éléphants gigantesques qui portaient sur le dos des tours en bois chargées d’archers, de chameaux, d’ânes, de chars de bataille…», en associant, à l’intention du lecteur avide du début du siècle, fureur encyclopédique et recherche historique.
Le livre a été écrit avant l’ère fasciste et la guerre de Lybie (septembre 1911) et le roman de Salgari est plutôt « antiromain et anticolonial ». Quoi qu'en disent certains critiques, il faudra attendre le film Scipione l'Africano (1937) de Carmine Gallone pour saisir la propagande fasciste et ce symbole de la victoire des Italiens/Romains sur les Éthiopiens/Carthaginois, à un moment où la guerre d’Espagne fait rage. Salgari, qui s’est suicidé le 25 avril 1911, n’en a évidemment rien su. Il s’était contenté de décrire le spectacle d’une mer de feu et l’agonie de Carthage, une agonie dont l’origine est le cauchemar des Romains, la peur des vainqueurs. Après l’ère mussolinienne, un film s'inspire plus librement du livre mais dans une tout autre atmosphère, celle d’un « péplum » musclé. Il s’agit de Cartagine in fiamme (1959) du même Carmine Gallone.
Luciano Curreri s’interroge sur la vision qu’a Salgari de l’Antiquité au moment où il écrit son roman et sur ce registre épique accéléré qui le caractérise. La ville de Carthage ainsi que ses racines à Sidon et à Tyr servent de décor à l’ouvrage. Le héros s’appelle Hiram, comme le premier roi de Tyr. Il a été l’ami d’Hannibal pendant la deuxième guerre punique (218 à 201 av. J.C) puis, plus qu’octogénaire, défend Carthage pendant la troisième (149-146 av. J.C.). Hiram ne pourra sauver sa patrie de la destruction mais sauvera Ophir, son amie. Toutefois d’autres personnages occupent la scène, Fulvia l'étrusque-romaine et Phegor l’antihéros, jusqu’au sacrifice final.
Salgari utilise (et confond) deux types de datation, se référant à la fondation de Rome ou au début de l’ère chrétienne, soit parce qu’il veut se ménager une contraction chronologique lui permettant d’englober les deux guerres soit parce qu’il est pressé d’achever son travail par le génois Donath, un éditeur dont il se séparera en 1906 pour rejoindre le florentin Bemporad.
2 Curreri, Luciano, Foni, Fabrizio: Un po' prima della fine? Ultimi romanzi di Salgari tra novità e ripetizione (1908-1915), Roma, Sossella, «numerus», 2009, 201 p.
3 Salgari, Emilio: Le aquile della steppa, Texte établi d'après l'édition originale de 1905-1906 par Luciano Curreri, Milano, Greco & Greco, «Le melusine», 2010, 390 p.
4 Salgari, Emilio: Cartagine in fiamme, Texte établi d'après l'édition originale de 1906 par Luciano Curreri, Roma, Quiritta, «Le falene», 2001, 420 p. et après Milano, Greco&Greco, «Le melusine», 2011, 441 p.
5 Curreri, Luciano: Il Peplum di Emilio. Storie e fonti antiche e moderne dell’immaginario salgariano (1862-2012), Piombino (LI), Il Foglio, «Cinema», 2012. 227 p.
6 Trad it. de Falconetti, Antonio Francesco: Africa, Venezia, Giuseppe Antonelli, 1846.