Les paradoxes de l'art performance

bananeAnti-théâtralité de l’art performance

L’art performance se donne généralement pour exigence de ne pas verser dans le théâtral – contrairement à ce que pourrait faire penser l’association souvent établie entre performance et arts scéniques. La performance artistique annule les effets de la dramaturgie au profit de l’imprévu. L’artiste performeur n’a pas pour habitude de jouer un rôle. Il se présente à nu (« parfois littéralement », pensera-t-on tout bas). Il travaille avec le minimum d’artifices, pose des actes dans lesquels il s’implique totalement. Helge Meyer témoigne de ce rapport apparemment conflictuel entre spectacle et performance : « Nous ne racontons pas d’histoires. Nous ne faisons pas de farces. Nous ne montrons pas quelque chose. Nous ne faisons pas de divertissement. Nous restons ensemble dans un espace donné pendant un temps donné. Pas de répétition. Pas d’échappatoires. Pas de formules stéréotypées. Pas de forme. Nous ne nous attachons pas à des idées. Nous ne croyons pas. Nous ne ritualisons pas4 ». Dans « Comment faire un happening », Allan Karpow cherchait déjà à distancer toute forme de théâtralité, dans l’optique de laisser la possibilité que quelque chose se passe (happen) : « Une fois que vous obtenez le feu vert, ne répétez pas le happening. Ça le fera manquer de naturel parce qu’il sera élaboré sur le principe d’une bonne interprétation, autrement dit, d’un "art". Il n’y a rien à améliorer dans un happening, il ne sert à rien d’être un interprète professionnel 5» (règle 9).

 L’art performance n’est pas pour autant le règne anarchique de la pure improvisation. S’il privilégie l’événement présent, le performeur ne vient pas sans outils. Il transporte avec lui sa personnalité, ses préférences, ses obsessions. Parfois quelques objets qui marquent son territoire. Certains matériaux de prédilection récurrents dans son travail. Il peut exploiter une idée déjà éprouvée auparavant (par lui ou par un autre). Néanmoins, les résultats de la performance ne sont pas établis par avance. Aucune planification préalable n’influence l’ordre des choses. L’action est ouverte – ouverte aux accidents, aux transformations, aux détours. Le performeur assume le risque de cette ouverture. Souvent d’ailleurs, on sent que tout pourrait basculer. Au sens propre comme au figuré. Les artistes n’hésitent pas à se mettre en danger (physiquement, psychiquement). Ce dernier aspect contribue à annuler les éventuels effets de maîtrise et déjoue l’idée de « performance » entendue comme prouesse technique. Faire jouer le risque contre la maîtrise. Et pour cela, accepter que l’issue diffère de ce que l’on a planifié : « La véritable tâche d’un artiste consiste à construire une expérience cohérente sur le plan de la perception tout en intégrant constamment le changement au fur et à mesure de son évolution » (Dewey, L’art comme expérience, p. 105).

Paradoxe : L’anti-théâtralité témoigne du souci d’échapper à toute forme d’autoritarisme. Comment comprendre alors le sentiment d’oppression parfois éprouvé par ceux qui découvrent l’art performance ? Comment expliquer l’impression laissée d’une forme d’expression au paroxysme de tout ce que l’art contemporain comprend d’inaccessible et d’élitiste ?

Épilogue

collectiveAinsi dégagés, les paradoxes de l’art performance amènent à considérer à nouveaux frais les enjeux d’une telle expérience artistique. Si la liberté pourtant offerte au spectateur (liberté de mouvement, liberté d’interprétation, etc.) se retourne sans cesse contre lui, c’est sans doute qu’il en a été trop longtemps privé. Voilà peut-être la fonction première de ce médium : nous forcer à repenser notre activité de spectateur6, nous mettre face à nos inhibitions, interroger les normes qui limitent notre perception de la frontière entre l’artistique et le non-artistique.

Au moment d’établir les conclusions provisoires du premier week-end ACTUS, les artistes et organisateurs formulent quelques questions : comment « rendre libre » le spectateur ? C’est-à-dire très concrètement : faut-il annoncer d’emblée les règles du genre, pour que chacun se sente autorisé à bouger, à traverser l’espace, à réagir aux propositions des artistes ? Faut-il expliquer ce qu’il y a à saisir, et comment ? Faut-il donner les clés par avance ? Mais en même temps : ne serait-ce pas violent d’imposer aux spectateurs leur liberté, et présomptueux de les imaginer incapables de la prendre par eux-mêmes (et de la conserver durablement) ? On aimerait laisser les choses se faire sans trop expliciter par avance les règles du jeu. Trouver les moyens artistiques de transformer les habitudes bien ancrées des spectateurs. Le point de vue de l’institution culturelle est différent, sans doute mobilisé par sa mission : ne doit-on pas plutôt accepter ce besoin qu’ont les gens d’être rassurés, d’être guidés dans leur appréhension de l’art contemporain ? Refuser au spectateur ce besoin peut aussi créer de la frustration. La prochaine édition d’ACTUS tentera de répondre à ces questions.

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Maud Hagelstein
Mai 2012

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Maud Hagelstein est Chargée de recherches F.R.S.-FNRS à l'ULg, dans la faculté de Philosophie et Lettres. Ses principales recherches portent sur les rapports image/culture.




Les photos illustrant cet article sont extraites des vidéos © ULg

4 « We do not tell stories. We do not play jokes. We do not entertain. We do not show something. We stay together in a given space for a given time. No repetition. No excuses. No formulas. No form. We do not stick to ideas. We do not believe. We do not ritualize » (Helge Meyer, « Black Market International. Structure and Anti-structure. A Subjective view on the collaboration of Black Market International », p. 10 – fascicule édité en 2010 à l’occasion du 25ème anniversaire de BMI).

5 Voir l'édition récente de ce texte : Comment faire un happening , Allan Kaprow, collection Form[e]s, éditions • le clou dans le fer, Paris, 2011.

6 Et d’abord, comme le suggère Rancière dans son texte sur la performance, se dégager de l’idée que le spectateur est forcément passif. Cf. Le spectateur émancipé, Paris, La fabrique, 2008. Dewey déjà : « la réceptivité n’est pas synonyme de passivité. Elle peut aussi être assimilée à un processus consistant en une série de réactions qui s’additionnent jusqu’à la réalisation effective » (L’art comme expérience, p. 107). 

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