Dédoublement de personnalité du vidéaste d'art performance
898PietroPelliniL'entièreté des performances présentées au premier festival ACTUS a été filmée. Ce travail audiovisuel n'a pas seulement permis un archivage des œuvres éphémères créées ce week-end-là, il a également été l'occasion d'une réflexion sur le rôle même du caméraman/vidéaste pris dans un tel événement..

Préparer le tournage d'une vidéo d'art performance fait surgir deux discours chez les artistes, ça a du moins été le cas avec tous ceux du festival ACTUS.  L'un concerne la nécessaire prise de distance entre eux et les caméramans, l'autre est relatif à la question de la subjectivité  documentaire. Le reporter d'images qui veut respecter l'artiste et être fidèle à l'esprit de l'art performance doit tenir compte de ces deux discours, mais il risque alors de se trouver pris entre la position de caméraman et celle de membre du public.

Le regard subjectif du caméraman-spectateur

Tous les artistes présents au premier rendez-vous de la plateforme ACTUS, aussi bien que les organisateurs de l'événement, sont d'accord sur ce point que les performances proposées ce week-end-là n'existaient que par la présence de leur public. C'est l'essence même de cette forme artistique : les œuvres se construisent partiellement grâce à la confrontation au regard neuf et ne prennent leur sens que dans l'interprétation que voudront en donner les « spectateurs » - beaucoup refusent d'ailleurs de les désigner par ce terme trop passif pour décrire le public de l'art performance. Dans ce contexte, où l'acte artistique n'est achevé que grâce au regard subjectif porté sur lui, la captation audiovisuelle cherchant l'objectivité – si tant est qu'elle soit possible – ne serait pas fidèle à l'acte lui-même. La meilleure solution reste alors d'assumer pleinement la subjectivité du regard, et d'adapter sa manière de filmer en conséquence. Décomplexé et débarrassé de ses habitudes de tournage, le vidéaste peut alors composer ses images sans se soucier du respect d'un sens initialement donné à  l'action qu'il filme. L'art performance qui inclut la manipulation de matières, et se rapproche ainsi de l'art plastique, comme ça a été le cas au festival ACTUS, offre, de plus, une multitude de choix pour son regard. S'il  choisit de focaliser l'œil de la caméra sur un objet transporté à travers la pièce plutôt que sur Helge Meyer  qui le porte, ou s'il décide de cadrer son plan sur l'ombre d'An Debie, nettement tracée sur un mur blanchâtre, plutôt que de mettre en valeur l'artiste elle-même, il n'a pas à se soucier de la légitimité de la liberté qu'il prend. Car, dans le cas d'une performance, ce que l'artiste fournit au vidéaste n'est pas que matière à archives. Il lui offre un véritable terrain de jeu dont il ne fixe que peu de règles (sur lesquelles nous reviendrons plus loin).

Le cas de la performance collective, sorte d'improvisation simultanée et sans thème commun à tous les participants, est celui qui met le mieux en évidence cette nécessaire subjectivité. Dans une salle immense, cinq artistes se produisent, d'un bout à l'autre de l'espace, et dans une totale improvisation. Autant dire qu'il est impossible de filmer toutes leurs activités, même en utilisant  deux caméras. Il devient alors clair qu'il faut recréer, avec chaque objectif, le regard d'un spectateur. C'est-à-dire négliger volontairement certains actions et certains objets pour, comme le ferait un spectateur, faire passer le regard – celui de la caméra – d'un « performeur » à l'autre, selon l'attention qu'ils provoquent en nous. La vidéo de la performance collective créée lors du festival ACTUS, par exemple, omet probablement au moins la moitié des actions exécutées ce soir-là. Elle n'est « que » la combinaison des regards de deux caméramans. Nécessairement incomplète, elle respecte pourtant l'esprit de l'événement: elle tient compte de la liberté d'interprétation qui y était prônée.

Les limites de la liberté du vidéaste

Mais le caméraman reste un spectateur particulier, son regard est légèrement différent de ceux de la plupart des membres du public. Et ce notamment parce qu'il a l'occasion de le repasser devant ses yeux aussi souvent que désiré, lors du montage… et d'en redécouvrir alors des détails sur lesquels il a porté son regard sans pour autant les voir. En filmant la performance de Béatrice Didier, par exemple, nous avons capté des images d'elle jetant au sol des pièces récoltées précédemment auprès du public. Ce n'est pourtant que lors du montage, en redécouvrant ce que nous avions filmé, que nous avons constaté que ces pièces étaient ensanglantées. Les images que nous avions cadrées ce jour-là le montrent pourtant clairement. Des éléments d'explication de cette découverte, au montage, de ce que le caméraman a pourtant regardé lors du tournage, se trouvent dans la « double vision » théorisée par Jean Rouch1. Il conceptualise la dualité du rôle du caméraman lors du tournage : alors que son œil droit, braqué sur la visière de sa caméra, construit un film – ici un regard – son œil gauche doit rester attentif au reste de la scène, et aux aspects pratiques du tournage. Dans notre cas, la dualité peut être poussée plus loin : nous pourrions ainsi dire que l'œil droit agit avec la subjectivité d'un membre du public, là où l'œil gauche devrait rester vidéaste, à l'affût des obligations techniques.

1231Parmi les choses dont « l'œil gauche » doit s'occuper, la nécessaire distance physique par rapport à l'action est exigée par les artistes eux-mêmes, qui ne manquent pas d'anecdotes sur des reporters trop intrusifs. « Autrement dit, utilisez votre zoom ! », conseille à ce sujet Pietro Pellini, photographe officiel du festival et habitué de l'art performance. Le principal travers à éviter ? Transformer la performance en événement cinématographique, l'espace de création en lieu de tournage. En d'autres termes, la caméra doit rester discrète et surtout secondaire. Elle ne doit pas non plus faire barrière entre l'artiste et son public, lors de leur processus commun de création, ne pas gêner leur interaction. Lorsque l'on travaille avec des caméras semi-professionnelles et/ou des trépieds, dans une salle comble, cela devient vite difficile. D'autant plus que l'imprévisibilité de l'action, ainsi que des déplacements effectués pour celle-ci, ajoute à la complexité du tournage. S'il est possible, comme nous l'avons fait pour le festival ACTUS, de demander aux artistes de présenter, avant leur performance et en aparté, les limites de leur espace de jeu, il faut garder à l'idée que celles-ci ne se définiront réellement que lors de la présentation en public. Le lieu d'expression d'une performance n'étant pas aussi clairement divisé entre l'espace scène et l'espace public que dans un théâtre, par exemple, il est en effet à prévoir que les spectateurs redéfinissent, sans s'en rendre compte, l'espace qui leur était initialement alloué. Lorsque Béatrice Didier nous a présenté les lieux où elle prévoyait de travailler, par exemple, elle n'imaginait pas du tout que les spectateurs s'assiéraient sur la dalle carrée surélevée où elle a débuté sa performance, ni qu'ils se placeraient entre deux lieux clés de son acte ce qui allait l’obliger à se faufiler entre eux pour passer de l'un à l'autre. De même, lors du tournage de la performance de Boris Nieslony, une partie de l'espace qu'il nous avait demandé de respecter n'a même finalement pas du tout été exploitée, probablement à cause de l'importance numéraire du public, qui lui en bloquait l'accès. Toute la difficulté, pour le caméraman est alors de respecter les espaces de jeu prévus afin de ne pas déranger l'artiste, tout en s'adaptant aux modifications constantes et imprévisibles de ceux-ci.

Finalement, le principal défi que rencontre le vidéaste lors d'une performance artistique est de faire cohabiter sa propre subjectivité avec celle des autres membres du public. Il faut, d'une part, trouver le moyen de se plonger suffisamment dans l'observation de la scène pour pouvoir exprimer, par le choix des cadrages, un regard personnel. Et ainsi assumer son rôle de spectateur-acteur. Mais cela doit, d'autre part, être fait tout en restant attentif à la discrétion nécessaire au respect des artistes et du pouvoir que l'art performance offre aux autres membres du public. C'est-à-dire reconnaître leur liberté de modification de l'espace comme de la performance elle-même. À titre d'exemple, il ne faut pas s'offusquer des constants changements de lumière si des spectateurs déplacent le spot qui éclaire la scène ou se placent dans son faisceau lumineux, comme cela a été le cas lors de la performance de Boris Nieslony. S'il arrive à combiner ces éléments, le caméraman peut fournir un document filmique qui ne fait pas seulement office d'archive de l'acte éphémère mais qui permet également à l'artiste de découvrir un des multiples regards portés sur son œuvre, en l'occurrence celui du caméraman-spectateur, tout en respectant la nature évolutive de la scène filmée.

Mélodie Mertz
Mai 2012

 

crayongris2Mélodie Mertz est étudiante en dernière année de Master en Arts et Science de la Communication



1 Jean Rouch, « Le vrai et le faux », dans Traverses, n°47, novembre 1989, pp. 182-183

Photos © Pietro Pellini