L'artiste nous amène à nous confronter à notre propre esprit

La performance interroge le profane qui y assiste pour la première fois. Il a l’impression, contradictoire, que sans lui elle n’aurait pas lieu, mais qu’elle ne lui est pas vraiment destinée. Le spectateur se sent à la fois invité et exclu : invité à assister aux gestes dont un homme ou une femme a conçu l’enchaînement, et qu’il/elle a décidé de poser dans un lieu où il/elle n’est pas seul(e) ; exclu, parce qu’à la différence du théâtre ou d’autres arts de la scène, où le pacte est clair et quasi inévitable (ils jouent pour nous, sans nous ils ne joueraient pas), certains performeurs paraissent agir pour eux-mêmes, sans communication. Ils circulent parmi nous, sans nous voir ; la plupart des conditions d’un « spectacle » paraissent abolies ou estompées, à commencer par la frontalité. Ne serions-nous pas de trop, n’étant pas dans une salle face à une scène ?

Quatre des cinq performances solo auxquelles nous avons assisté étaient muettes. S’agit-il de « textes » sans mots, où gestes et objets constituent un vocabulaire dont la syntaxe déroule un sens ? ou de rituels solipsistes ? Il y a des deux : souvent, un rituel se fait spectacle, ou celui-ci se construit autour d’un rituel. Le spectateur ne peut empêcher son esprit, au fur et à mesure du déroulement de ce texte/rituel gestuel, de chercher le sens. Il faut presque se faire violence pour s’en abstraire et faire le pari de son absence. Ce serait pourtant plus simple. Mais quel sens ? À nouveau : un sens privé, maintenu hermétique, ou une communication ? Œuvre ouverte / œuvre fermée.

HelgeMeyer640PietroPelliniCertains symboles paraissent clairs et réfèrent aux grandes catégories : la mort, le corps, l’organique, la relation, la filiation, l’aliénation, la solitude, la souffrance. Mais quel sens peut prendre une bouteille posée à terre puis soulevée, lâchée et fracassée ? Et la répétition du geste ?

Répétition et enchaînement, circularité et linéarité, paraissent exercer le même effet double déjà mentionné : exclure et inclure, susciter la quête du sens. La répétition conforte l’impression d’inanité et d’isolement, la frontière quasi infranchissable entre le performeur et le spectateur ; mais la séquence appelle le sens : la simple succession de deux faits, deux gestes, pousse à les relier.

C’est donc à notre propre esprit que le performeur nous amène à nous confronter. Que les gestes qu’il a minutieusement orchestrés, chorégraphiés, écrits, soient pour lui porteurs de sens, qu’il ait le souci de nous communiquer celui-ci, ou non, nous sommes renvoyés à notre propre responsabilité face à l’action, à la présence et au corps de l’autre.

Peut-être est-ce en cela que la performance est de l’art, et pas uniquement de l’exhibition ou de l’expression corporelle gratuite et dérisoire. En dépit de cet isolement d’abord ressenti (celui du performeur et, consécutivement, celui du spectateur parmi ses congénères), cet « art » implique peut-être l’autre, un destinataire, un témoin, plus que tout autre.

Et l’esprit trouve ses propres refuges, ses stratégies, ses fétiches, pour affronter cette expérience. Comme dans les autres formes d’écriture artistique non verbale (musique, danse, peinture), notre esprit est libre (et s’il veut pénétrer un tant soit peu ce qui se passe, il n’a pas le choix) d’élire parmi les éléments placés dans ce texte par son auteur (le performeur), ceux dont il se servira pour écrire son propre texte, par analogies, associations, symbolique.

J’ai apprécié, à la vision de plusieurs de ces performances, l’espèce d’inconfort feutré qu’elles induisaient : un peu d’ennui, pas mal d’attente, un sourd suspense, une communion réticente mais inévitable avec les autres spectateurs.

J’ai apprécié de trouver ce qui, par-delà la dimension tout à la fois théâtrale et transitoire de la performance, pouvait la relier à l’art plastique : quand Helge Meyer laisse couler sur sa main la cire fondue d’une vingtaine de bougies, il induit certes la notion de souffrance, que la suite de la performance associera au deuil, mais il produit aussi un artefact : le moulage de sa main, ce gant orphelin, dont la fabrication paraît un temps constituer la finalité de la performance, mais qu’il abandonnera sur une table, sans valeur autre qu’éphémère.

AnDebie827PietroPelliniQuand An Debie brise les bouteilles qu’elle a d’abord soigneusement déplacées sur le sol, en les soulevant une à une dans un double et répétitif détournement de la tête et du bras, elle « produit » du fragmentaire, de l’aléatoire, — du symbolique ? Sans que rien soit paraphrasable, on perçoit un rapport sémantique entre la chute des corps, qui provoque et permet la brisure des bouteilles, et l’équilibre qu’elle s’applique ensuite à donner à la branche qu’elle pose sur son épaule, branche d’ailleurs garnie de colliers de semblables fragments de verre. Je suis donc libre de lire ce « texte » selon mes propres réalités : au fracas peut succéder l’équilibre, au geste violent la sérénité, à l’indifférence l’attention, et ceci, avec les mêmes matériaux. On ne peut recoller les morceaux de ce qui est brisé, mais on peut en fabriquer autre chose.

Artefacts sans valeur artistique intrinsèque sont aussi les pains moulés sur des parties de corps humain qu’Églantine Chaumont dispose sur une table en les sortant de sachets de papier. Ici la répétitivité du rituel est maximale : tout est dans le mélange d’agacement, de suspense et de dévoilement progressif auquel est soumis le spectateur : comprendre qu’il s’agit de pains, de formes humaines, d’un corps démultiplié qui se reconstitue incomplètement ; attendre autre chose. Il faut se pencher pour voir, être attentif, contre soi-même. Jusqu’au basculement où l’humour, noir, compense et récompense l’attente et son vide de sens : en nous distribuant des couteaux et de la confiture de groseilles, la performeuse libère le(s) sens (!), sous forme d’affirmation : « Nous sommes tous des cannibales en puissance », ou de question : « Oserez-vous manger ? » (Et les spectateurs de se précipiter pour manger ! Complices, ou manipulés, démasqués ?) Ici le performeur rompt la barrière qui le séparait du spectateur. L’inverse serait-il possible ?

Chaque performance a laissé des traces physiques sur le lieu de son exécution. Il semble faire partie du jeu de ne pas les évacuer tout de suite. Comme si la performance se prolongeait bien au-delà de sa fin officielle, le signe adressé aux spectateurs (sortie du performeur, changement de son attitude, détente de son corps, salut), qui entraîne les applaudissements. Les bouteilles, cassées ou non, restent en place (elles étaient d’ailleurs là depuis la veille) ; il reste sur la table du pain, des mies, les reliefs d’une consommation collective. À l’inverse, les vers qu’il avait versés de sa bouche sur des tas de sel, Helge Meyer les a soigneusement ramassés un à un, après que la performance s’est achevée, en les rangeant dans leur boîte, au lieu de les écraser, les balayer ou les laisser vivre leur vie (ou leur mort). Pourtant, tout le reste est resté en place, à commencer par le gant de cire. J’avoue que, ce gant, je fus tenté de l’emporter.

Peut-on voler une œuvre d’art ? Était-ce une œuvre d’art ?

Gérald Purnelle
Mai 2012

 


 


Photos © Pietro Pellini