Taxidermia retrace l’histoire de la famille Belatony sur trois générations. Au sein de ce film, l’histoire individuelle permet de retracer – ou du moins d’entrevoir – l’Histoire de la société hongroise dans ses grandes transformations. Chaque descendant se voit ainsi assigner à une fonction de témoin, de représentant d’une des grandes phases traversée par la Hongrie au cours du 20e siècle. La saga familiale s’ouvre ainsi sur la période de la Seconde Guerre Mondiale qui se trouve évoquée au travers de la destinée du grand-père, Morosgoványi, un misérable aide de camp malmené par son supérieur. Le récit se poursuit dans l’époque du régime communiste, qui constitue le fond historique sur lequel se déploient les activités du fils, Kálmán, un énorme et grand champion de « bouffe sportive ». Enfin, le consumérisme qui caractérise l’époque contemporaine transparait dans l’existence du petit-fils Lajos, un taxidermiste talentueux et dont l’art s’avèrera pour le moins innovant. Si les moments-clés de l’histoire hongroise constituent le fil rouge de ces trois segments relativement autonomes (plaçant ainsi l’histoire de l’individu face à l’histoire collective), il ne s’agit pas pour autant d’entreprendre la réalisation d’une fresque historique dans sa dimension la plus monumentale. Les quelques bribes, les allusions au contexte historique suffisent à évoquer la toile de fond sur laquelle s’élaborent les différentes parties de ce film à sketches.
Ces trois tableaux qui dépeignent les existences de trois hommes peuvent être envisagés comme autant de récits de quête d’une reconnaissance qui prend différentes formes et vise différents objets au gré des micro-récits (reconnaissance du supérieur hiérarchique, des admirateurs, du père) et qui passe également par la recherche et la séduction de la femme (et ceci de manière particulièrement évidente dans la première partie). Mais ces corps en quête de gratitude et d’approbation sont également – et surtout – des corps marqués par des angoisses plus profondes.
Chacun des trois protagonistes de Taxidermia souffre d’une déviance qui se manifeste de manière concrète dans son rapport au corps. La démesure et l’excès sont le lot de ces trois personnages pathétiques. Morosgoványi est ainsi obsédé par toutes sortes de fantasmes. Hanté par des images aussi improbables que déroutantes, il s’adonne volontiers à la masturbation, au point que la jouissance solitaire est élevée au rang de leitmotiv dans cette première partie du film. La vie de Kálmán tourne quant à elle autour de ses compétitions de goinfreries et de son rêve de devenir une grande vedette de la bouffe sportive. Il ingurgite puis régurgite à l’envi des quantités monstrueuses de nourriture. Les repas pantagruéliques absorbés à toute vitesse par le sportif en quête de gloire rebutent. L’ultime descendant, Lajos, excelle pour sa part dans l’art de la taxidermie. Il vide les corps afin de les embaumer et les conserver au-delà de la mort. Les corps des trois personnages sont du reste chacun marqués d’une caractéristique disgracieuse, d’une sorte de symptôme de leur trouble : malformation de la lèvre supérieure, obésité morbide, maigreur cadavérique. Les obsessions de ces trois personnages entraînent le spectateur aux antipodes de la devise « un esprit sain dans un corps sain ».
Cette fresque historique, si elle expose le quotidien de trois hommes ancrés dans des temporalités bien distinctes, révèle surtout le corps humain dans ce qu’il a de plus obscène, de plus vil, de plus choquant. Le réalisateur pousse ici le corps de ses personnages aux frontières de leur humanité. Plus précisément encore, l’homme n’est pas simplement ramené à son animalité au sein de ce film : il est littéralement un porc.
On retrouve en effet dans le traitement infligé aux corps des protagonistes de Taxidermia une symbolique du cochon propre aux sociétés occidentales dans laquelle certains films s’inscrivent – en même temps qu’ils prolongent – lorsqu’ils s’attellent à mettre en scène cet animal. Dans nos sociétés, si la symbolique qui lui est attribuée est profondément duelle (sans entrer dans les détails, on peut grosso modo résumer cette ambivalence à l’image du « bon cochon » opposée à celle du « mauvais porc »), c’est essentiellement l’image négative qui prévaut. L’image de l’animal satanique, tabou, qui constitue la personnification de vices tels que la saleté, la luxure et la gloutonnerie est bien celle qui domine dans les cultures occidentales. Et c’est sur cette même image négative traditionnellement associée au cochon que se calquent les corps des personnages dans Taxidermia.
Les corps apparaissent en effet comme définitivement porcins dans ce film de György Pálfi. Les allusions associant Morosgoványi au cochon sont d’ailleurs multiples et évidentes : l’aide de camp vit en effet dans la saleté, se complait dans les plaisirs solitaires. La scène où la femme de son supérieur s’offre à lui témoigne en particulier de ce rapprochement. Le tableau est plutôt sordide : il donne à voir l’étreinte bestiale entre l’aide de camp et la grosse femme, étrangement semblable à une truie. De cette union éphémère naît un enfant doté d’une queue de cochon que l’on s’empresse de couper. Cette queue – qui constitue l’attribut du cochon par excellence – est la marque de l’ignoble union dont il est le fruit tout autant qu’elle préfigure son existence. Kálmán est le fils d’un porc et est voué à devenir lui-même un porc. La suite du film abonde en effet dans ce sens. Les scènes de concours, d’entraînements ou de démonstrations de ses talents se multiplient. Le personnage ressemble à s’y méprendre à un cochon dans son auge. Ce personnage représente l’incarnation de l’image du cochon vorace, analogue à une gueule béante qui cherche à se remplir et absorbe tout sur son passage. Marié à une autre illustre sportive, championne de la catégorie « viande », Kálmán devient père à son tour. Le malingre Lajos n’a rien pour faire la fierté de son père. Adulte, il ne manifeste aucun intérêt pour la gloire passée de son géniteur. La stupéfiante scène qui signe la fin du troisième tableau termine d’asseoir la comparaison entre l’homme et le cochon. Les gestes posés par le taxidermiste et démontrés par une série de gros plans rappellent les gestes de la tuée du cochon dévoilée dans la première partie du film.
Taxidermia est sans conteste un film qui déroute. Et pour cause. Le caractère indubitablement dérangeant de cette réalisation de Pálfi s’explique en grande partie par le fait que le réalisateur donne à voir des scènes terribles néanmoins dotées d’une beauté formelle remarquable. Car les images sont bel et bien à couper le souffle. Dans Taxidermia, le sublime côtoie l’immonde. De ce hiatus entre l’éclat et l’ignoble ne peut découler que trouble du spectateur.
Lison Jousten
Avril 2012

Lison Jousten est étudiante en 2e année du Master en Arts du spectacle, finalité Spectacle & Images numériques.
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