Le cinéma hongrois

Quelques mots sur les films et leurs cinéastes

Béla Tarr est un anticonformiste, un rebelle qui ne s’ignore pas. Son premier film, Nid familial, prend acte de la crise du logement dans la Hongrie d'alors : un jeune couple doit vivre dans la même pièce que les parents du mari, ce qui ne sera évidemment pas sans conséquences. Tourné en 5 jours par une équipe bénévole, le film n’est pas sans évoquer l’étouffement du communisme sur la société de l’époque. Formellement, on pense à Cassavetes, à Fassbinder, mais Tarr ne les a pas vus à l’époque et ne connaît que Godard, dont il apprécie les films. Tarr voit d’ailleurs Nid familial comme un « antifilm », dans le sens où il s’oppose aux films de studio respirant le faux, dans les décors ou les acteurs. Avec le temps, le style du cinéaste va changer, se radicaliser mais ne jamais perdre de sa puissance narrative. Tout comme Jancso, Tarr va imposer une patte : un montage réduit à son minimum1, une récurrence de plans-séquences, une certaine mobilité de la caméra et une importance prédominante du sujet. À cela, Tarr ajoute un noir et blanc fréquent (qui rappelle, selon lui, « qu'on n'est pas dans quelque chose de réaliste, mais dans la création2 ») et un soin au décor rural, et à la lente progression de la folie chez ses personnages. Le Cheval de Turin tient d’ailleurs son titre de l'animal qui bouleversa Friedrich Nietzsche au matin du 3 janvier 1889, jour où le philosophe bascula dans la démence. Ce film est probablement le plus emblématique mais aussi le plus radical des films de Béla Tarr, et pour cause : il s’agit vraisemblablement de son dernier. Conscient de la difficulté de plaire au public d’aujourd’hui, et souffrant comme tant d’autres du manque d’argent attribué au cinéma hongrois, le cinéaste aurait décidé d’arrêter la réalisation. Officiellement, il refuse de se répéter, d’ennuyer le spectateur avec des films se ressemblant entre eux ; en sous texte, Béla Tarr ne supporte plus le système actuel, qu’il soit politique ou économique : « Qui a décidé de la longueur standard d'un film ? Les gens du show-business. Mais le cinéma, ce n'est pas du show-business, c'est le septième art. Certains films sont comme des haïkus, d'autres demandent plus d'ampleur » déclare le cinéaste. Il n’abandonne pas le cinéma pour autant : outre une activité de producteur (dont un film collectif, réalisé par plusieurs jeunes cinéastes non payés, subtilement à charge contre le gouvernement en place), Béla Tarr espère ouvrir une école de cinéma à Split, en Croatie, courant 2012, qu’il envisage comme un laboratoire, un « nouveau Bauhaus » 

Le Cheval de TurinLe cheval de Turin 

Johanna

JohannaGyörgy Pálfi et Kornél Mundruczó ont eux opté pour une autre approche, plus explicite. Si Tarr cherche à perturber le spectateur en troublant sa perception du temps et de l’espace, Pálfi et Mundruczó ont plutôt misé sur la force visuelle de certaines images, sur un goût assumé pour la provocation parfois presque révulsive. On distingue chez Pálfi quelques résurgences du cinéma underground mais aussi du cinéma de la monstruosité, comme si Tod Browning avait réalisé sous acide ; chez Mundruczó, c’est l’ombre de Lars Von Trier qui plane sur le film, dans ce parcours chaotique et schizophrénique d’une jeune femme écrasée non par sa propre folie mais par celle, plus socialement acceptée, de ceux qui l’entoure.

On le voit, la programmation du Nickelodéon est mûrement réfléchie : plus qu’un panorama du cinéma hongrois contemporain, ou qu’un cycle basé sur la folie et la marginalité, c’est une revisite de l’histoire globale du cinéma hongrois qui est présentée. Un film réaliste, proche du documentaire, et deux autres plus formels mais tout aussi allégoriques, tous trois ayant ce goût de la photographie soignée, et préfigurant une Hongrie meurtrie, de retour à une dictature qu’elle pensait avoir évincée il y a plus de 20 ans. Le cheval de Turin n’annonce-t-il pas la misère qui attend le monde rural tandis que Taxidermia évoque le repli sur soi et Johanna la révolte nécessaire contre l’autorité dans un but de survie ?

Rendez-vous donc du 24 au 26 avril, pour (re)découvrir un cinéma qui, loin de l’image que l’on s’en fait, est sans doute l’un des plus audacieux du moment. Et de prier pour que ces trois films ne soient pas, si beaux soient-ils, les derniers chants du cygne cinématographique hongrois.  

 

Bastien Martin
Avril 2012 

crayongris2Bastien Martin est journaliste indépendant.





1 Un professeur d’université hongrois aurait fait le compte : la durée moyenne d’un plan chez Béla Tarr serait passée en trente ans de 30 à 240 secondes !

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