Les 70 ans de la mort de Stefan Zweig

« Sous une forme esthétisante, se dissimulait un personnage complexe. »

À l’occasion des 70 ans de la mort de Stefan Zweig, Belfond réédite la monumentale biographie que lui a consacrée Serge Niémetz. Chargé de recherches sur les écritures nomades dans la littérature contemporaine  à l’ULg, où il a donné un cours de traduction français-allemand, Achim Küpper a travaillé sur l’écrivain autrichien dont les livres continuent à être lus, montés à la scène ou adaptés au cinéma et à la télévision. Il explique les raisons de ce succès. Il est actuellement à Paris comme enseignant-chercheur invité à la Sorbonne.

zweig«S’il y a bien chez Zweig quelque chose de prophétique, il me semble qu’il faut le chercher dans la problématique du brouillage des identités et de l’évanescence du moi qui est au cœur de la vie et de l’œuvre et qui probablement détermine la réception contemporaine de Zweig », écrit Serge Niémetz dans sa postface. On ne peut effectivement que constater la permanence du succès de l’œuvre de cet écrivain né à Vienne en 1881 dans la bourgeoisie juive. Une œuvre dont le théâtre, le cinéma et la télévision n’ont jamais cessé de s’emparer. Jusqu’à Patrice Leconte qui s’apprête à adapter Le Voyage dans le passé, un court roman inédit paru il y a quelques années chez Grasset.

Racontant la vie de l’auteur de La Confusion des sentiments ou du Joueur d’échecs, le biographe recrée l’histoire d’un monde, de la flamboyante vie culturelle viennoise à la charnière des deux siècles jusqu’à la deuxième déflagration mondiale. Il explique notamment comment, avec la chute du libéralisme bourgeois, un antisémitisme d’essence religieuse se développe progressivement dans l’empire austro-hongrois à la fin du 19e siècle. Et si Zweig regarde vers l’Allemagne dont il aime la culture « pénétrée d’influences étrangères », son installation à Berlin en 1902 n’est pourtant que le point de départ d’une existence cosmopolite. Le sous-titre de son autobiographie, Le Monde d’hier, n’est-il pas, d’ailleurs, Souvenirs d’un Européen ?

Son internationalisme est cependant mis à mal au début de la Première Guerre mondiale. Il apparaît en effet d’abord plutôt belliciste, confiant dans la puissance allemande dont il espère la victoire, quitte à se couper définitivement du poète belge Émile Verhaeren et à voir son amitié avec le pacifiste Romain Rolland un temps se fragiliser. Mais dès la fin de l’hiver 1915, il manifeste l’envie d’« en finir vite, à n’importe quel prix ». Et, rentré en Autriche, il milite pour la fin des hostilités aux côtés de l’auteur d’Au-dessus de la mêlée.

Et si c’est avec inquiétude qu’il voit Hitler accéder au pouvoir en 1933, il va pourtant longtemps refuser de croire en la barbarie allemande. Après s’être réfugié à Londres et avoir traversé plusieurs pays, il finit par s’installer avec sa femme au Brésil, à Petrópolis, près de Rio. Où il se suicide le 22 février 1942, le lendemain de l’envoi de son autobiographie à son éditeur.

Serge Niémetz, Stefan Zweig. Le Voyageur et ses mondes, Belfond, 600 pages, 23 €

Pourquoi Stefan Zweig est-il encore aussi populaire ?

Achim Küpper : De son vivant, il avait déjà beaucoup de succès. À un moment de sa vie, il fut même l’écrivain allemand le plus traduit au monde. Et aujourd’hui, ses livres continuent à très bien se vendre. Je pense que c’est à cause de la manière spécifique dont il travaille la langue. Il possède un style propre, très esthétique, tout de suite reconnaissable. C’est un plaisir de le lire. Il s’intéresse à la psychologie, et même à la psychanalyse – il a par exemple correspondu avec Freud – et certains de ses textes sont très introspectifs, témoignant d’une capacité à comprendre l’autre. Il a aussi souvent traité de sujets à la fois propres à son époque et universels qui sont toujours actuels.

Quels étaient ses rapports avec sa judéité ?

C’est une question assez complexe. Tel qu’il le rapporte dans son autobiographie, il ne semble pas avoir souffert, enfant, de l’antisémitisme. Et il a toujours prétendu que la judéité n’avait aucune importance pour lui et pris ses distances par rapport à la tradition juive et au sionisme, se considérant comme cosmopolite. Les choses semblent être pourtant plus compliquées. En lisant ses lettres, par exemple, on a souvent l’impression qu’il veut surtout se convaincre de cela. Déjà en constatant le nombre de fois qu’il y parle de la question juive…

Et puis c’est parce qu’il est juif qu’il est contraint à l’exil dans les années 1930…

Il a hésité avant de quitter sa maison de Salzbourg et surtout d’abandonner sa très belle bibliothèque à laquelle il tenait tant. Mais je crois qu’il n’avait pas le choix. On lui a souvent reproché un certain défaitisme (ou dilettantisme ?), une tendance à négliger la dimension politique de son époque. Pourtant, au Brésil, il a profité de sa renommée pour permettre à des personnes d’avoir des visas et de venir dans ce pays. Sous son esthétisme, sous son écriture traditionnelle, moins moderne que nombre de ses contemporains, pas du tout avant-gardiste, se cachent des réflexions sur le monde moderne, sur son époque, en rapport avec les événements sociaux et politiques. Il ne faut pas, chez lui, se satisfaire des apparences soignées – jusque dans la manière de s’habiller. Ses textes ne sont pas naïfs, autre reproche qui lui est souvent fait. Ses réflexions sont au contraire, par certains aspects, assez pointues. Zweig est un personnage plus complexe qu’il n’en donne l’impression.

Sait-on pourquoi il s’est suicidé avec sa deuxième femme ?

Il a laissé une petite lettre dans laquelle il parle du nazisme. Il dit être fatigué de devoir voyager et déplore de ne plus pouvoir publier en Allemagne. Il parle aussi de sa solitude à Petrópolis, lui qui jouissait d’un vaste réseau en Europe. C’est évidemment un acte tout à fait pessimiste, qui peut sembler surprenant chez un homme qui toute sa vie a donné l’image de quelqu’un d’optimiste. Cela fait partie de ses ambiguïtés. Ce qui prouve que, sous son caractère lisse, son œuvre possède des aspects perturbants. Et même cette lettre témoigne d’un souci esthétique, d’une attention portée à la forme. Elle a visiblement été écrite pour être belle et se lit presque que comme un poème. Tout ce qu’a écrit Zweig, même son abondante correspondance, même ce qui relève de sa vie privée, est prêt à être publié. Cette dimension me semble être l’une des singularités de son œuvre et de sa vie.

Michel Paquot
Avril 2012

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Michel Paquot est journaliste indépendant.