Notre bonne ville enfante des curiosités. Du genre que les journaleux aiment dénicher pour se rappeler que leur métier a encore ses bons côtés. On a affublé cette curiosité d'un nom: SmartOne.
Et derrière le patronyme, il y a cette insolente juxtaposition : à certaines heures, c'est un rappeur liégeois qui compare sa ville à « une pute toxicomane » ; à d'autres, c'est un mémorant en philo à l'ULg, en plus d'être un touche-à-tout survolté qui a ouvert au début de l'année, avec une poignée d'autres créateurs, une galerie d'art en Neuvice. Curieuse combinaison qui ressemble à une amorce de grand chelem culturel. Le rap, je comprends vite que SmartOne y est sans y être, un pied dedans un pied dehors, d'autant que, tout overbooké qu'il est, il « refuse presque toujours les concerts ». Après avoir survécu à une période conformiste « un peu djeun », c'est-à-dire faite de « petits rock bands adolescents qui ne vont pas très loin », il rompt les chaînes et s'échappe de la caverne. Le rap lui permet surtout d'être une idée, un personnage très off-the-wall qui se moque de ses propres morceaux et qui fait de l'ironie un ars vivendi. « Quand j'en ai marre de réfléchir, je prends un micro » m'explique-t-il en roulant une clope. « Encore qu'il y ait une vraie difficulté à écrire des textes à la con, très second degré. Mon rap, il s'adresse surtout aux jeunes bourgeois de 14-15 ans, qui ne vont pas le prendre au pied de la lettre ». C'est un peu excessif, mais on comprend l'idée.
À l'entendre, SmartOne n'est pas vraiment non plus dans la philo, ou alors seulement à mi-temps : « La philo, c'est seulement parce que j'adore brasser du vent » tente-t-il, plaisantin. À la seconde tentative, il enfonce le clou : « Ca m'aide à développer une rhétorique qui me permet d'avoir toujours raison. Vous avez remarqué que les philosophes ne disent jamais 'peut-être' ? ». Au troisième clap, on comprend, plus finement, que SmartOne veut vivre à bout de souffle, façon Belmondo : « J'ai autre chose à faire que de réfléchir, même si on me dira que la pensée n'est jamais passive, qu'elle est toujours action. Bla-bla-bla. En fait, disons – ça te va si je dis ça ? – disons que je suis bien plus intéressé par la création que par l'archéologie du concept ».
D'où, sans que le lien soit particulièrement évident, le lancement de sa galerie d'art en Neuvice. « C'était évidemment par vanité, pour avoir quelque chose à raconter aux filles. J'avais déjà atteint un premier sommet de coolitude ». Cette galerie fait, en somme, office de prolongement aventureux de l'activité des créateurs qui l'ont fondée. « Il y a, pêle-mêle, deux peintres, une fille qui fait littérature, une étudiante en vidéographie, j'en passe. On s'est rencontrés en faisant la fête – puisqu'on est tous liégeois. En fait, on se prend pour de grands artistes » lâche-t-il en riant. Il l'aime, sa liégitude, au moins autant que sa casquette de créateur-expérimentateur. Cette galerie d'art, qui a vu le jour avec des bouts de ficelle, ils l'ont appelée La Superette. Un discret pied de nez à la marchandisation de la création artistique. Mais aussi une allusion désolée au chant du cygne des lieux créateurs de lien social que furent les petits commerces de quartier. Entre les lignes, il y a bien sûr une intention de leur substituer l'art. « Une superette, c'est un peu l'un des derniers lieux de sociabilité d'un quartier. À l'heure où Ikea et Carrefour remplacent les artisans, où les boulangers disparaissent derrière Point Chaud, la superette c'est le dernier coin dans la rue où tu discutes avec Mireille, me dit SmartOne. On avait tous envie de devenir Mireille ». Cet espace de monstration d'art, c'est donc, figurez-vous, vraiment du sérieux. Entre deux vannes, SmartOne – qui est, à la ville, Martin et inversément – réussit quand même à placer que sa Superette vieille de trois mois fait déjà partie du parcours de la Biennale Internationale de la Photographie et des Arts Visuels de Liège. Le thème imposé étant celui de la « love story », il était de bon ton de s'en moquer au moins un peu : la vitrine de La Superette annonce ainsi en toutes lettres (capitales) : « This is not a love story ». Esprit « alternatif mais pas trop ».
De Nietzsche au rap auto-dérisoire, et de Kant à l'exhibition, à quoi au juste roule SmartOne ? Aussi jeune qu'il soit, c'est un increvable faux-fainéant qui tient à rester en projets, brasser large et rêver de tout vivre. « J'ai besoin de m'étendre. C'est mon côté mégalo » s'empresse-t-il de dire. Quoi qu'il en soit, il me semble en tout cas très emblématique de la culture « middlebrow » de la génération dont il fait partie : tout à la fois mainstream sous son travesti de rappeur populaire, et un avorton de la culture cultivée, celle des vernissages et des mange-debout. Entre ces deux polarités, on le sent en tension, excité comme un électron. D'un côté, cet étudiant est fier comme Artaban d'avoir ouvert un fief culturel certes bricolé, mais « toujours avec une certaine classe ». D'un autre, il conspue le marché de l'art, « le seul à n'être jamais en crise », celui de « ces gens qui achètent une œuvre non pas pour elle-même – ils n'en ont rien à foutre –, mais pour dire d'avoir acquis une œuvre ». Cet autodidacte pianiste-violoniste-guitariste embrasse alors le rap, dont il se moque pour mieux l'aimer, et dont il se rapproche pour mieux s'en distancier : « Beaucoup de rappeurs qui se revendiquent de la banlieue aiment bien être des donneurs de leçons. Mais la plupart du temps, ce sont les mecs les moins instruits du monde, tu vois. Ca parle de racisme sans en comprendre l'histoire ; du communisme sans avoir jamais lu Marx. Alors moi, je me dis qu'il vaut mieux revendiquer le sexe, la drogue et la musique, qui sont, disons, des valeurs plus pérennes. » Puis, perché sur son tabouret, il se ravise : « Non, n'écris pas ça ». SmartOne ne sait pas s'il doit ou non contrôler sa communication, en jouant à fond son personnage de zigoto qu'il maîtrise impeccablement, ou essayer de pondre quelques paroles qui claquent mieux, plus media-friendly. « Je recommence : 'Je cherche dans la musique à réinterpréter l'affirmation de volonté de puissance nietzschéenne' ». Ça le fait rire.
Dans la pratique, ça donne, entre autres joyeusetés, le titre « Une ville, un esprit » qui est une déclaration d'amour à notre bonne « Liège 4000 », et qui est scandée en ces termes : « Ramène ton cul dans ma ville, y'a des tox, y'a des flics, y'a des salopes et du shit. ». Et de relever que « y'a aussi des filles/ très jolies/ avec un bel accent baraki ». Fleuri. À un tel point que le clip, tourné par de jeunes pros et donc une petite œuvre en soi, a bien buzzé sur la Toile : 21 000 vues sur YouTube. L'auteur me fait tout de même remarquer que le 8-bit de l'instrumentation s'entremêle à une rythmique zouk. « Je ne crois pas avoir beaucoup entendu de rap de ce genre ». SmartOne expérimente à tout prix. « Ce qui m'intéresse, c'est d'essayer une foule de choses. Je suis vite lassé, confesse-t-il. Du coup, c'est difficile avec les femmes ». Ca aussi, ça le fait rire. Quoique à moitié.
Avec ses grands yeux très clairs et son rire facile, Martin est intuitivement sympathique. On se dit que, sur une scène, SmartOne est certainement une boule de feu. « Je fais du son parce que j'ai surtout envie de m'amuser. » C'est très bête, mais ça veut vraiment dire quelque chose. Comme il n'y a plus personne dans sa galerie trop nouvelle pour ne pas sentir encore le renfermé, Martin (qui refuse de mentionner son nom de famille) s'arrête devant quelques photos épinglées au mur. « J'adore celles-ci » dit-il l'oeil brillant. Ce sont des clichés de voyage de Clémentine Piret et ceux d'Anémone Delvoie, deux Liégeoises. À droite, un type endormi, à gauche un autre qui allume une clope en tournant le dos au vent. Il y a, dans la série, des flous et des ratés, des vues surexposées érigées en norme le temps de l'exposition. Le tout dans une teinte délavée façon photos de jeunesse de maman trouvées au milieu des fripes dans un grenier.
Je me dis que, observant cet étudiant fasciné par ce qui figure éphémèrement sur son propre mur, j'assiste à quelque chose de tout à fait contemporain. Car beaucoup de photos n'évoquent rien d'autre que des sensations très personnelles, qui ne disent rien de plus que ce qu'elles montrent, et qui sont à proprement parler sensuelles. Doublées d'une esthétique vintage assumée, elles auraient pu être des instants capturés par je ne sais quel iPhone et qui, passées au filtre « faux vieux » d'Instagram, finissent plaquées sur le Mur d'un profil Facebook comme autant de traces d'une sensation. « Ce qui m'intéresse dans l'art, c'est de sentir des choses » me dit d'ailleurs Martin qui, comme toute sa génération peut-être, a envie de « vivre des trucs forts ». « Je suis contre l'art qui a besoin du concept ; l'art est avant tout sensuel, une œuvre qui aurait besoin d'une explication pour exister en tant qu'œuvre n'en est pas une. Si on veut faire dans le conceptuel, faut écrire des bouquins de philo – et pas me pomper avec un nain sur un nénuphar dans un frigo ». On n'est pas là pour comprendre, mais pour sentir, tranche-t-il, avec quelque chose d'un Diogène. Je lui fais remarquer ce parallélisme. « Pas vraiment Diogène, parce que, tu vois, j'aime bien le luxe. En fait, j'aspire à devenir bourgeois » complète-t-il. « Mais le luxe, ce n'est pas la grosse bagnole rouge. Ce sont les choses bien faites, c'est-à-dire qui ne sont pas produites à l'usine, mais qui sont travaillées par l'artisan. Parfaites donc ».
Avril 2012

Patrick Camal est journaliste indépendant.