Franck Venaille

Franck Venaille, marcheur sentimental

L’œuvre de Franck Venaille est tout à la fois située dans la modernité et dans la tradition du grand lyrisme. Avec pour thèmes l’enfance, la souffrance et l’angoisse, mais aussi la joie, elle parle à l’homme d’aujourd’hui comme à un frère.

L'œuvre poétique de Franck Venaille est actuelle.

Des prix prestigieux la distinguent – du prix Mallarmé en 1996 au Grand prix de poésie de l'Académie française en 2011. Mais, au-delà des honneurs, elle se signale au lecteur d'aujourd'hui par la puissance avec laquelle elle s'ancre dans la vie et s'y confronte. L'angoisse et la souffrance sont au creux des phrases amples et expressives de Franck Venaille. Qu'il adopte la prose ou travaille le vers – et son vers, polymorphe, entretient une relation étroite et subtile avec la prose –, il dresse devant nous une expérience humaine qu'il sculpte, distille, analyse, chante et déchante sans complaisance ni fausse pudeur.

C'est, de nos jours, une manière forte d'être moderne. En surgissant dans le champ poétique français en 1961, avec son premier livre (Journal de bord), il a marqué, avec plusieurs poètes de sa génération (il est né en 1936), une des étapes qui ont jalonné l'évolution de la poésie française d'après-guerre, dans une volonté de secouer le poids et l'emprise du surréalisme vieillissant, par un retour à un dire immédiat, une prise directe sur le quotidien qui n'exclut pas une certaine dimension mythique de l'existence. De cette période, le volume L'Apprenti foudroyé, Poèmes 1966-1986 (1986) rendait bien compte, y compris dans son titre.

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L'humanité est la qualité première de cette poésie. Frères humains du poète, les lecteurs entrent en connivence avec lui. On le voit notamment dans le volume paru dans la collection « Poésie/Gallimard », qui regroupe deux recueils : La Descente de l'Escaut (1995) et Tragique (2001), tous deux parus aux éditions Obsidiane.

La Descente de l'Escaut, remarquable poème, constitue une bonne illustration de sa poésie, en une sorte de journal après coup d'un périple pédestre que ce poète français, belge de cœur (comme son contemporain Jacques Darras), a effectué avec une intention profonde :

C'est cela la vérité. Je marchais pour me connaître, allant à la poursuite d'un rêve dont je m'étais fait un but. Le fleuve devint plus large. Je ne gênais personne.

« C'est peu de chose vraiment qu'une crise d'angoisse ! » dit-il, et : « Vivre ! Grande amertume sentimentale ! » Le passage de l'homme dans le paysage, habité ou non, laisse une trace dans l'âme et dans le texte :

L'eau Toute l'eau L'eau encore elle L'eau de
toujours suffira-t-elle cette eau à laver le

marcheur de ses fautes ? Dans un calme propre-
ment effrayant Le ciel et l'eau ne me dites pas

qu'ils vont s'absorber ! Que l'un et l'autre vont
copuler et, d'extase, se retourner, se vautrer, faire

pleuvoir ! Tout est si calme On n'entend que les
pas du marcheur à l'odée fixe : toute cette eau y
parviendra-t-elle ?

Descendant le cours de l'Escaut, le passant « marche dans la fêlure intime du monde / Ces soubresauts nés de la douleur primitive », fêlure qui est aussi la sienne, celle de l'enfance, qui lui a inspiré Hourra les morts !, recueil paru en 2003 chez Obsidiane.

Il est singulier de lire un homme qui, par les voies du lyrisme et de la rhétorique, ou dans la plus nue simplicité, avoue sa condition : « Je suis un homme meurtri / Les blessures, cette anxiété qui jamais / ne me quitte », en se plaçant « dans le camp des réfractaires au bonheur ».

Franck Venaille use du ton lyrique, il en joue, l'épouse et parfois le parodie. Il ose l'expression du moi, l'exclamation, les tonalités poétiques et expressives, qu'il hérite de ses pères en poésie :

Toutes les péniches descendent vers Gand ô
sur elles, se retourner, et parler à voix haute

Dire : soleil - immensité - calme des prés et
ce parti pris de la beauté : l'immuable, l'infi-

ni Mais pourquoi donc ces courbes du fleuve
dans une telle plaine semée de chevaux Qui

posent leur tête dans ma main Douceur sans âge
Puis, sur l'herbe, distinguer la marque des fers
de leurs sabots

venaille

C'est aussi cet usage, sérieux mais tout autant ludique, du genre poétique, qui donne toute son importance à l'écriture de Franck Venaille, sans rupture ni rejet. Le poète s'empare des modes et des tons de toute une tradition, de plusieurs lignées même, celle de la grande lyrique mystique et psychanalytique (Jouve), celle de la poésie épique (Saint-John Perse), celle de la dérision.

Cette poétique du moi, aux racines anciennes et profondes, aux expériences intenses et aiguës, n'a pourtant rien d'un pur solipsisme. L'homme et le poète Venaille se situe dans une expérience du monde politique et social que de la guerre d'Algérie ou l'aventure communiste ont intensément habitée. Mais c'est en poète debout sur les mots, plus qu'en militant, qu'il place son poème dans une telle perspective, où le moi côtoie l'autre :

On apercevait les silhouettes des vivants
Çà ! Comme on les distinguait derrière les vitres !

Une famille Dans cette pièce Autant de meubles et
De fleurs que d'êtres humains Et nous, dehors

À se tasser ! À se serrer afin de mieux
Voir ! Pensez : tant de non morts encore !

Pourquoi aurions-nous dû céder notre place à
Moins incurablement tristes que nous ?

Enfouis dans la glaise Dans la vase Implorant ceci :
Voir ! Des vivants ! Une fois encore !

En nommant les choses, Franck Venaille réconcilie la poésie avec elle-même, l'angoisse de vivre avec la parole, l'homme avec l'Homme :

L'angoisse et la peur, l'appréhension, la contrainte    ah !
J'oubliais la vile anxiété : voilà mes cinq sœurs malades.
Pourtant elles sont respectueuses de la vie qui, ainsi, leur est faite,
Entreprenantes et gaies, d'une moralité sans faille :
Je l'atteste.

 

Gérald Purnelle
Février 2012

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Gérald Purnelle mène ses recherches dans le domaine de la métrique, de l'histoire des formes poétiques et de la poésie française moderne et contemporaine.


 
 
Références :
 
« Poésie/Gallimard », qui regroupe deux recueils :
La Descente de l'Escaut, Obsidiane, 1995.
Tragique, Obsidiane, 2001.
Hourra les morts !, Obsidiane, 2003.
Chaos, Mercure de France, 2006.
Ça, Mercure de France, 2009.
La Descente de l'Escaut, suivi de Tragique, Gallimard, « Poésie », 2010.
C'est à dire, Mercure de France, 2012.