Seamus Heaney

Sur l'empire britannique moins encore que sur celui de Charles Quint, le soleil ne se couchait jamais. Selon des modes divers, les Anglais ont exporté leur langue en même temps que les règles du cricket. Les deux ont bien résisté à l'indépendance politique, qui n'a d'ailleurs souvent été que formelle. Leur rapport à ce qui est censé être une même langue est façonné d'histoires diverses ; leurs mots, profondément personnels, sont marqués par l'expériences collective des leurs.

Seamus Heaney

L'Irlande aussi est une ancienne colonie. L'Angleterre y a d'ailleurs encore un pied bien enfoncé, la province d'Ulster formant toujours la quatrième partie du Royaume-Uni. Le grand poète de l'Irlande, aujourd'hui, sans conteste, c'est Seamus Heaney, un géant de la poésie en langue anglaise, d'ailleurs nobélisé en 1995, nommé "maître en poésie" (saoi) deux ans plus tard. Professeur à Oxford et à Harvard, invité dans d'innombrables universités, lauréat de prix plus nombreux encore, cet Irlandais né en Ulster et désormais établi près de Dublin est aussi dramaturge, essayiste et traducteur.

"Mossbawn" – c'est le nom du coin de campagne irlandaise où Heaney est né en 1939 et où il a grandi, dans une famille de neuf enfants, entouré par la certitude paisible de la terre, de la tourbe, des bêtes sans passion. Livré à l'amour des mots, Heaney est resté un poète-paysan, attaché à l'exactitude équilibrée des images, des rythmes, des imbrications de sons comme son père et son grand-père à la perfection rectiligne des mottes de tourbes qu'ils découpaient. Son stylo sera sa bêche, s'est-il promis dans un de ses premiers poèmes ("Digging" / "Bêcher") et il le tient fermement, outil avec lequel, depuis plus de quarante-cinq ans, il taille de la belle ouvrage. Comme un fusil aussi, suggère-t-il. Mais Heaney n'est guère poète militant. Son père était un fermier catholique en Irlande du Nord, où la majorité est protestante. Mais sa communauté rurale vivait dans la coexistence plutôt que dans l'affrontement. Certes, les conflits qui ont déchiré l'Irlande ne sont pas occultés, l'écho en est perceptible, souvent plus profond que dans l'indignation à fleur de mots qui s'agite sur les vers de certains. Mais ils sont transmués, affinés jusqu'à l'essence d'un questionnement personnel.

lucarne

Heaney est également essayiste et traducteur. Il a traduit de l'irlandais et du russe, mais aussi de l'écossais du 15e siècle – The Testament of Cresseid, du poète (makar) Robert Henryson – et peut-être surtout, vu le caractère central de l'entreprise dans sa relation à la langue, du vieil anglais, avec sa version bilingue et en vers de Beowulf, qui l'ancre dans la tradition anglo-saxonne déjà présente dans son écriture poétique (vers césurés, rappels allitératifs). Ses essais se retrouvent dans quatre recueils, tous publiés, comme d'ailleurs ses poèmes à une exception près, chez Faber & Faber : Preoccupations (1980), The Government of the Tongue (1988), The Redress of Poetry (1995) et Finders Keepers (2002). Comme il l'écrit dans la préface à ce dernier volume en date, il cherche des réponses à des questions essentielles, telles que comment un poète doit-il vivre et écrire ? quel est son rapport à sa voix, à son lieu, à son héritage littéraire et au monde dans lequel il vit ? Il s'agit tantôt de réflexions sur d'autres poètes, tantôt de considérations plus directement politiques, mais histoire, littérature, topographie, linguistique s'interpénètrent.

Chacun de ses poèmes, de recueil en recueil (à ce jour, il en a publié treize), est un joyau de simplicité, de cette immédiateté quotidienne tellement difficile à saisir en mots. Amoureux des mots (de leurs sons, de leurs sens), il cisèle ses vers avec une extrême précision. C'est dans l'expérience la plus concrète que se manifeste la dimension du merveilleux, omniprésente dans nos vies. Encore faut-il l'appréhender.

Voici le premier poème du trio éponyme ‘Seeing Things', avec, après l'original, la traduction de Patrick Hersant, dont l'excellence a été reconnue par le prix Nelly Sachs en 2005, et puis la mienne.

Seeing Things

Inishbofin on a Sunday morning.
Sunlight, turfsmoke, seagulls, boatslip, diesel.
One by one we were being handed down
Into a boat that dipped and shilly-shalliied
Fearsomely every time. We sat tight
On short cross-benches, in nervous twos and threes,
Obedient, newly close, nobody speaking
Except the boatmen, as the gunwales sank
And seemed they might ship water any minute.
The sea was very calm but even so,
When the engine kicked and our ferryman
Swayed for balance, reaching for the tiller,
I panicked at the shiftiness and heft
Of the craft itself. What guaranteed us -
That quick response and biyoncy and swim -
Kept me in agony. All the time
As we went sailing evenly across
The deep, still, seeable-down-into water,
It was as if I looked from another boat
Sailing through air, far up, and could see
How riskily we fared into the morning,
And loved in vain our bare, bowed, numbered heads.1

Apparitions

Inishbofin un dimanche matin.
Soleil, fumée de tourbe, mouettes, diesel, cales des navires.
On nous aidait à descendre l'un après l'autre
Sur une embarcation que chaque passager faisait tanguer
Dans un vacillement sinistre, avant de nous serrer
Sur les bancs de traverse, par petits groupes craintifs,
Obéissants et mal à l'aise ; nul ne parlait que l'équipage
À chaque immersion des plats-bords
Qui semblaient près de prendre l'eau.
Malgré le calme de la mer,
Les secousses du moteur obligeaient le pilote
À maintenir son équilibre en manoeuvrant la barre :
La réticence et le poids de l'embarcation m'emplissaient
D'épouvante. Cela même qui garantissait notre salut
- soubresauts, légèreté, mouvement -
Faisait ma terreur. À chaque instant
De cette traversée, à la surface régulière
D'une eau profonde et calme, dont on voyait le fond,
C'était comme si j'observais la scène de très haut,
Sur un autre bateau voguant parmi les airs, effaré
Par les périls de cette plongée dans le matin,
Et j'avais pour nos têtes nues,
Courbées, comptées, un inutile amour.2

Voir les choses

Inishbofin un dimanche matin.
Soleil, fumée de tourbe, mouettes, embarcadère, diesel.
Un par un on nous aide à descendre dans un bateau
qui chaque fois plonge et se tortille
Effroyablement. Nerveux, nous sommes assis serrés
À deux ou trois sur des bancs de traverse,
Dociles, étrangers soudain proches, personne ne dit rien
Sauf les marins quand les plats-bords s'enfoncent,
Prêts, dirait-on, à prendre eau à tout instant.
La mer était fort calme, mais néanmoins,
Lorsqu'à la ruade du moteur notre passeur
Prenant le gouvernail perdit presque l'équilibre,
Je m'effrayai des dérobades balourdes
De notre embarcation. Ce qui faisait notre sûreté -
Rapidité de réponse, élasticité, élan -
J'en étais mort de peur. Et tout le temps
D'une traversée calme et sans accroc
Sur une eau immobile, profonde et transparente,
Il m'a semblé que c'était d'un autre bateau,
Voguant haut dans les airs, que j'observais
Combien précaire était notre avancée dans le matin,
Et impuissant j'aimais nos têtes nues, courbées, dénombrées.

(traduction Christine Pagnoulle)

Christine Pagnoulle
Février 2012

crayongris2

Christine Pagnoulle enseigne la traduction et les littératures anglophones à l'Université de Liège. Ses recherches portent principalement sur la poésie et les littératures des Caraïbes.


 

1 Seamus Heaney, Seeing Things, Londres, Faber & Faber, 1991, p. 17.
2 Seamus Heaney, La Lucarne, traduit de l'anglais (Irlande) par Patrick Hersant, Paris, Gallimard, 2005, p. 41.