Robert Creeley
collpoems

Il y a une part d'objectivisme dans la poésie de Robert Creeley : même si le sujet n'est pas toujours exclu, il suffit souvent au poème de rapporter les faits, menus ou intimes, pour exister, hors de toute poéticité conventionnelle :

Morceaux de gâteau qui s'effritent / dans la main qui essaie de les / retenir pour en donner / un morceau à chacun des invités. (Dans , trad. M. Richet.)

Mais on le voit, la trivialité de l'anecdote et de chaque phrase n'est pas dénuée d'une portée plus générale, subtilement encryptée :

Comme je le disais à mon / ami, parce que je parle / beaucoup, – John, je // disais, ce n'était d'ailleurs pas son / nom, il fait nuit / noire et que // pouvons-nous faire, / ou alors, devons-nous et / pourquoi pas, acheter cette foutue voiture, // conduis donc, qu'il disait, bon / dieu, regarde / où tu vas. (Dans La Fin, trad. J. Daive.)

Ces prélèvements opérés sur le quotidien, les discours et les relations intimes ou sociales (Ce qu'ils vont encore aller inventer / maintenant, dit la dame) se teintent souvent d'une part d'énigme, nourrie d'ellipse et d'allusion, et qui dénote un certain humour :

 

 

À Kate

Si j'étais toi
et que toi tu étais moi
je parie que tu
le ferais toi aussi.

(Dans , trad. M. Richet.)

Creeley ne dépersonnalise donc pas le poème. Je, tu et nous y sont situés, ou du moins cherchent à se situer par son truchement :

Où nous sommes il doit bien / y avoir quelque chose pour nous situer. // Regarde autour de toi. Que vois-tu / que tu puisses reconnaître. (Dans , trad. M. Richet.)

« Regarder autour de soi » relève d'une perception du monde dans sa structure et ses formes. Poétique et phénoménologie se superposent.

Tout est rythme, / de la porte / qui se ferme à la fenêtre / qui s'ouvre, // les saisons, la lumière / du soleil, la lune, / les océans, la / croissance des choses, // l'esprit des hommes / individuel, il apparaît là / de nouveau, / il pense que la fin // n'est pas la fin, le / temps revient, / eux-mêmes sont morts mais / quelqu'un, un autre vient. // Si dans la mort je suis mort, / alors dans la vie aussi / mortel, mourant... / Et la femme crie et meurt. // Les petits garçons / ne deviennent que les vieillards. / L'herbe sèche, / la force disparaît. // Mais sera retrouvée par une autre / naissance, oh pas la mienne, non, et / en retour meurt. (Dans La Fin, trad. J. Daive.)

Pluie // Choses que l'on voit à travers / une nappe de verre flou, / qui représente, prédestinée, / des conditions de la pensée. // Choses vues à travers / du plastique, nappes de pluie, / arbres pliés dans une nappe / régulière et floue de vision. // Sous pluie, arbres plient, / branches tremblent, feuilles / trempées par l'insistante / pluie, sur tout, partout. (Dans , trad. M. Richet.)

Sa poésie est aussi chant d'amour (un recueil s'intitule For Love) :

Déshabille-toi, mon amour, / Et viens vers moi. // Bientôt le soleil brisera / La mer là-bas. // Et tous nos cheveux seront blancs, mon amour, / Quoi qu'on fasse. // Et toutes nos nuits l'unique, mon amour, / Quoiqu'on sache. (Dans Le Sortilège, trad. S. Bouquet.)

Mais pour Creeley le quotidien est au moins autant la condition d'une expérience de la mort et de la vie :

Four

Before I die.
Before I die.
Before I die.
Before I die.

La mort habite la pensée du poète, comme expérience collective, mais toujours unique et individuelle :

La mort d'un / seul est / aucune. // La mort d'un / seul est / foison. (Dans , trad. M. Richet.)

On mourra / un beau jour, / on sera mort - // ce par quoi le / système / disparaîtra de ma tête - // « mais pourquoi cette / tort- / ure... » comme si // d'autres circonstances / étaient à jamais / à portée. (Dans , trad. M. Richet.)

Vie et mort, incluses l'une dans l'autre, sont l'expérience commune, partagée mais incommunicable :

Personne ne vit / la vie d'un autre - / personne ne sait. // C'est dans le singulier / que le pluriel trouve cohésion / mais l'ignore. // Ici, ici, le corps / crie ses ordres, / fait sa propre éducation. (Dans , trad. M. Richet.)

C'est dans le singulier que le poème puise sa substance et sa vérité – pour autant qu'il puisse en offrir une – partageable sinon universelle.

Laisse-moi voir ce que tu regardes, / derrière toi, de près, ma tête toute / contre toi, laisse-moi regarder ce / que c'est que tu vois, de ton côté. (Dans , trad. M. Richet.)

Située dans l'ici du monde, du langage, de la conscience et de la présence de l'autre, la poésie de Creeley affiche une position nette à l'égard de toute transcendance de la parole poétique et de ses ambitions :

N'écris jamais / pour dire plus / qu'en disant / quelque chose. (Dans , trad. M. Richet.)

Aucune chose n'est moins qu'une chose / ou plus - // pas de soleil / sinon le soleil - // ou d'eau / sinon l'humidité trouvée - // Quelle vérité est-ce / qui rend les hommes si misérables ? // Nos jours de morts / sont singuliers - // Cette vie ne peut être vécue / coupée de ce qu'elle a à pardonner. (Dans , trad. M. Richet.)

S'il y a bien une vérité possible, dans le poème, en conscience de la misère de la vie (liée à la mort), rien ne prétend à sa préexistence ou à sa révélation.

Robert Creeley puise sa poésie dans l'expérience : fragments de réel, de perceptions, d'échanges et de présences construisent un vaste poème éclaté, d'où la métaphore est bannie, où n'a de valeur que la rencontre, du moi et de l'autre, du corps et de l'objet :

Battement de l'eau / contre la main, / qui monte, claque / le bord du ponton - // Air qui s'assombrit, sensation / pesante dans l'air. (Dans , trad. M. Richet.)

Même si – c'est leur condition contingente, héraclitéenne – la perception, la sensation et la situation – la vie – sont éphémères et fugaces :

Tu ne seras plus jamais / là, tu ne verras plus // jamais ce que maintenant tu vois – / toi ; euphémistique, // le je parle tout le temps, veut / qu'un toi puisse tout le temps être . (Dans , trad. M. Richet.)

Il s'en suit que la parole, individuelle, poétique, devient le bien que possède l'homme, et qu'il peut partager :

Le problème // Il peut dire, je / regarde un bateau qui / tire les amarres, un // canot. Il est presque / trois heures de / l'après-midi. Mon épouse // et moi-même sommes / assis sur la véranda / d'une maison à Grand- Case, en Saint Martin, / aux Antilles, / et il le dit. (Dans , trad. M. Richet.)

Robert Creeley n'a rien d'un poète cérébral, et sa poésie n'est pas philosophique. Il ne fut qu'un homme, un poète, aux prises avec la vie et le langage.

Les montagnes maintenant bleues / derrière moi, / comme une géographie du corps et de l'âme / conduite au bord d'une telle vision, // je ne peux l'apaiser / ni m'en détacher, mon esprit paralysé / devant elles / quand la lumière faiblit. // Ce soir laisse-moi partir / enfin loin de tout ce que / je croyais avoir d'esprit, et de toutes les habitudes. (Dans La Fin, trad. J. Daive.)

Cela fait encore sens / de connaître le chant après tout. // Ma sagesse je la porte / en désespoir de cause. // Je suis toute attente, / je suis tout ouïe. // Bientôt tout sera vendu, / je peux rentrer à la maison // seul à nouveau / et tenter d'être un homme. (Dans La Fin, trad. J. Daive.)

Gérald Purnelle
Février 2012

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Gérald Purnelle mène ses recherches dans le domaine de la métrique, de l'histoire des formes poétiques et de la poésie française moderne et contemporaine.


 
 
Références :
Robert Creeley, La Fin, édition bilingue, choix, traduction de l'anglais et présentation de Jean Daive, Gallimard, 1997, 258 p.
Robert Creeley, Le Sortilège, traduit et présenté par Stéphane Bouquet, éd. Nous, 2006, 115 p.
Robert Creeley, Là. Poèmes 1968-1975, traduction de Martin Richet, éd. Héros Limite, 2010, 187 p.

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