Valerio Magrelli

Valerio Magrelli : un clin d'œil à la myopie

Valerio Magrelli, né à Rome en 1957, est incontestablement l'une des figures majeures de la poésie italienne contemporaine.

Ce professeur de littérature française à l'Université de Cassino, traducteur de Mallarmé, Valéry, Verlaine, Beaumarchais, Barthes et Koltès, s'impose dès ses débuts comme une révélation. Lorsque son premier recueil, Ora serrata retinae, paraît en Italie en 1980 aux éditions Feltrinelli, il est âgé de vingt-trois ans, ce qui lui vaut l'appellation de jeune prodige de la poésie italienne. À en croire Enzo Siciliano, le directeur de la prestigieuse revue Nuovi Argomenti qui préfaça cet ouvrage, il s'agissait d'une « poésie qui recommençait dès le début », « écrite tandis que s'estompaient la fumée et les cendres d'une bataille ».1

En effet, par son attention à la perception, au corps, aux éléments sensoriels (et tout particulièrement à la vision), Magrelli tranche non seulement avec la tradition de l'hermétisme italien – avec laquelle des poètes de sa génération tels le Milanais Milo De Angelis (1951) ou le Piémontais Roberto Mussapi (1952) présentent au contraire une forte affinité – mais il porte aussi un regard inédit sur la culture poétique de l'époque, axée sur les expérimentations du langage, sur l'analyse structurale, sur l'approche sémiotique.

Il s'agit là d'un regard porté sur soi-même, sur l'acte de se regarder en train de penser. Ce n'est donc pas un hasard si Valerio Magrelli, diplômé en philosophie, a consacré sa thèse à la notion du « se voir se voir » de Monsieur Teste de Paul Valéry, dont il a tiré l'essai Vedersi vedersi (Einaudi 2002), paru en 2005 à L'Harmattan (Se voir se voir. Modèles et circuits visuels dans l'œuvre de Paul Valéry).

Cette obsession du regard s'explique par le sentiment d'imperfection que le poète ressent à cause de sa myopie, d'où son questionnement capital : la vision correcte se mesure-t-elle à l'aune de l'acuité visuelle de dix dixièmes ?

Autrement dit : et si la myopie était une chance de voir le monde différemment, par rapport à la façon dite ‘normale' ?

retinae

Le fait que la perception soit une affaire purement physiologique ou au contraire mentale, représente une énigme ouverte au seuil de ce premier ouvrage de Magrelli, qui n'a de cesse de s'interroger sur cette problématique, et ce à partir du titre, Ora serrata retinae, emprunté au latin. Il s'agit là d'une expression médicale désignant le bord (ora) de notre rétine qui est dentelé (serrata) et qui indique la limite de la perception de notre œil, comme l'explique Jean-Yves Masson dans une éclairante préface à sa traduction de ce recueil paru en édition bilingue chez Cheyne en 2010, tout juste trente ans après l'édition italienne.

Les titres des deux parties symétriques, de quarante-cinq poèmes chacune, dont l'ouvrage se compose sont également en langue latine.

La première, Rima palpebralis, a été rédigée à l'hôpital, où le poète se trouvait à la suite d'un accident de moto. En évoquant ces jours-là, Magrelli a parlé de ce crash comme de l'élément déclencheur de son écriture, car cette fracture corporelle lui a permis de se recueillir sur la lecture et l'a obligé à se concentrer sur l'acte d'écrire. À ce sujet, la fonction du cerveau est évoquée à plusieurs reprises, ce qui prouve la forte composante rationnelle de cette poésie nette, qu'Octavio Paz a qualifié d' « aussi limpide que l'eau dans un verre et non moins vertigineuse », mais qui contient des jeux de mots cachés et déploie une simplicité parfois trompeuse, car on se rend compte qu'elle est en réalité plus complexe qu'elle n'en a l'air. Observons-en un exemple :

Io abito il mio cervello
come un tranquillo possidente le sue terre.
Per tutto il giorno il mio lavoro
è nel farle fruttare,
il mio frutto nel farle lavorare.
E prima di dormire
mi affaccio a guardarle
con il pudore dell'uomo
per la sua immagine.
Il mio cervello abita in me
Come un tranquillo possidente le sue terre.
J'habite mon cerveau
comme un propriétaire paisible sur ses terres.
De toute la journée, mon travail
est de les faire fructifier,
mon profit, de les faire travailler.
Et avant de dormir
je vais les contempler
avec la pudeur qu'éprouve l'homme
face à sa propre image.
Mon cerveau habite en moi
comme un propriétaire paisible sur ses terres.

Si ces poèmes sont écrits spontanément, comme un journal poétique sans date, les quarante-cinq qui composent la seconde partie, intitulée Aequator lentis, naissent d'une sorte de mission que Magrelli s'était donnée de répondre aux quarante-cinq premiers. On a alors souvent l'impression de lire des aphorismes :

Bisogna riflettere sulle idee
come fossero formaggi
e farle bollire e farle
fermentare.
 Il faut réfléchir sur les idées
comme un fabricant de fromage,
les faire bouillir
et les mettre à fermenter
 Per me la ragione
della scrittura
è sempre scrittura
della ragione.
 Pour moi la raison
de l'écriture
est toujours écriture
de la raison
nature

Toujours caractérisé par la même netteté, par la même précision géométrique du langage, chaque livre de Magrelli est une aventure tout à fait singulière par rapport à la précédente. Notamment, dans Natures et signatures, traduit par Bernard Simeone et paru au Temps qu'il fait en 1998, c'est le calligramme qui s'impose. Voici comment Magrelli illustre cette transition : « J'ai voulu passer de la monoscopie à la stéréoscopie, de l'autoscopie à l'hétéroscopie, du monolithe au fragment, secouer la surface immobile du premier livre, rider son miroir, agiter l'eau de l'écriture afin que se brisent les figures qui s'y réfléchissaient. En m'assignant cette tâche, je ne faisais en réalité que seconder ce sentiment de particules en dispersion qui est le propre de la myopie et que j'avais mis en évidence dans mon premier livre alors même que je le réprimais. [...] Le monde sans lunettes ressemble à un téléviseur resté en marche après la fin des programmes. Dans cet espace saturé de signaux qui fourmillent, voici qu'un visage apparaît, celui de la femme vers qui l'on se penche ».2

Magrelli

Par-delà la poésie, Magrelli se consacre également aux formes du récit et de la prose brève avec des résultats remarquables. Tel est le cas des deux ouvrages qui vont paraître le 7 mars prochain chez Actes Sud : Adieu au foot (Addio al calcio, Einaudi 2010) – quatre-vingt-dix récits divisés en deux mi-temps, un hommage héroïcomique au sport que ce poète romain adore et dont la pratique lui a imposé ces lunettes à grosse monture noire à la Woody Allen, la seule résistant aux chocs inévitables du match, comme il l'a affirmé – et Co(rps) propriété (Nel condominio di carne, Einaudi 2003), cinquante-cinq textes poétiques évoquant le corps comme un champ de bataille, teintés d'un humour à la Buster Keaton.

D'autres personnalités d'envergure appartenant à la même génération que Valerio Magrelli traversent le paysage de la poésie italienne actuelle. À côté des Milo De Angelis et Roberto Mussapi déjà mentionnés, figurent Fabio Pusterla, Antonella Anedda et, parmi les plus jeunes, Andrea Inglese, traduit par le poète liégeois Pascal Leclercq, ainsi qu'Elisa Biagini.

Si les recueils de cette dernière, née à Florence en 1970, ne sont pas encore traduits en français et ne sont donc disponibles qu'en langue originale (à lire tout particulièrement : Nel bosco, Einaudi 2007), une belle occasion se présente pour découvrir de tout près l'œuvre d'Antonella Anedda et d'Andrea Inglese, publiés respectivement à L'Escampette et au Clou dans le Fer. Ces deux poètes interviendront en fait, avec Pascal Leclercq, le 2 mars 2012 à la 42e édition de la Foire du Livre de Bruxelles, dans le cadre de la "soirée poésie" du pavillon italien (http://www.flb.be/Exposition). Un important rendez-vous avec l'Italie à ne pas rater !

Stefania Ricciardi
Février 2012

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Stefania Ricciardi est docteur en Études italiennes et enseigne la littérature depuis les années 1980 à l'ULg. Ses recherches portent sur la littérature des 20e et 21e siècles, notamment sur les rapports entre fiction et non-fiction. Elle est aussi traductrice littéraire.


 
 
1 Bernard Simeone, préface à Valerio Magrelli, Natures et signatures, traduit par Bernard Simeone, Bazas, Le Temps qu'il fait, 1998 (Nature e venature, Milano, Mondadori, 1987).
2 Jean-Baptiste Para, « L'Écriture est une morte sereine? », dans La Quinzaine Littéraire, 751, 1er décembre 1998.