Daljit Nagra : « Sourires de tigre et dents brunes1»
Beaucoup de choses ont été écrites sur les auteurs de la Grande-Bretagne multiculturelle, jusqu'à se demander s'il était possible d'aborder l'œuvre de ces écrivains métis ou de couleur sans directement la relier à un discours politiquement correct vantant les louanges de la pluralité et de la diversité. Qu'elle regroupe l'œuvre d'auteurs issus des diasporas asiatiques, africaines et caribéennes en Grande-Bretagne, la Black British Literature est récemment devenue un objet de désir pour les maisons d'éditions et le lectorat britanniques, entraînant le présupposé selon lequel les notions de métissage culturel viendraient à remplacer – voire neutraliser – un examen plus critique du ressac de l'histoire coloniale, une ou deux générations après, sur les rives mêmes de l'ancien empire britannique. Une chose est sûre : intronisés par des médias bien-pensants, consacrés en général dès la trentaine par des prix littéraires toujours plus nombreux, et même « positivement » discriminés par le Arts Council England qui distribue maintenant ses largesses en fonction de statistiques peu glorieuses ayant établi la sous représentation des écrivains répondant au mystérieux acronyme BEM (« black and ethnic minority »), les jeunes Black British Writers tels Zadie Smith, Bernadine Evaristo, Hanif Kureishi et Daljit Nagra ne sont pas étrangers à l'engouement un peu suspect qu'ils suscitent dans leur propre pays. Lauréat du très convoité Forward Prize pour son premier recueil de poésies publié en 2007, Look We Have Coming To Dover !, ainsi que du South Bank Show/Arts Council Decibel Award en 2008, Daljit Nagra ne manque pas de prendre ses distances avec un multiculturalisme de bon ton qui simplifie, voire instrumentalise, son expérience d'enfant britannique ayant été élevé à Londres puis à Sheffield par des parents immigrés originaires du Penjab.
« My name is Karim Amir, and I am an Englishman born and bred, almost," annonce le protagoniste du premier roman d'Hanif Kureishi, The Buddha of Suburbia (1990). Tout comme Kureishi met ici l'accent, au travers de Karim, sur l'incertitude fondamentale qu'il y a à se vivre anglais quand on a des origines pakistanaises, Daljit Nagra crée un alter ego répondant au nom utopiquement pan-indien de Khan Singh Kumar, d'abord pour marquer son ambivalence vis-à-vis de catégories identitaires préfabriquées, mais surtout pour marquer l'impossibilité, de nos jours, d'échapper à un marché éditorial « ethnique » projetant une image de pluralité qui dénature la notion même de différence. Jusqu'ou êtes-vous prêts à m'accepter, me reconnaître, m'acheter, et me célébrer ?, se demande en d'autres termes Khan Singh Kumar alias Daljit Nagra dans « Booking Khan Singh Kumar », un des poèmes inclus dans Look We Have Coming To Dover !. Par l'entremise de ce double dont le nom, déjà utilisé comme pseudonyme dans un concours littéraire par l'auteur en 2003, figure un amalgame impensable de patronymes typiques chez les Indiens de confession musulmane, sikh, et hindoue, Nagra interroge la façon dont son œuvre flirte dangereusement avec une mission intériorisée d'être l'Indien de service :
Did you make me for the gap in the market/
Did I make me for the gap in the market [...]As I've worn a sari bride and an English Rose
Can I cream off awards from your melting-pot phaseDo you medal yourselves when you meddle with my type
If I go up di spectrum how far can ju dyeMore than your shell-like, your clack applause
What bothers me is whether you'll boo me if I ballsOut of Indian! (6-7)
Incontestablement, la remarquable capacité de Nagra à opérer un retour réflexif dans son œuvre sur les conditions de sa propre émergence en tant qu'auteur « indien » dans une Grande-Bretagne contemporaine en phase de « melting-pot », ouvre un espace au delà des lieux communs propres au discours multiculturel, dans lequel le « Punglish » du poète – un anglais mâtiné d'accents punjabis – ne se soucie pas uniquement de créer du lien entre deux mondes que tout oppose, mais résonne d'accents délibérément ironiques envers une Angleterre qui s'arroge maintenant de façon un peu trop stratégique le droit de porter aux nues ses élites Black British. Ainsi, si l'agrammaticalité assumée du « Punglish » de Nagra a des vertus comiques, c'est moins parce qu'elle donne corps à l'inventivité linguistique des classes ouvrières immigrées « indiennes » lassées de se lancer dans la quête impossible du « Standard English », que parce qu'elle finit toujours par tourner en ridicule le paradoxe multiculturel selon lequel l'inclusion bien-pensante n'est qu'un prétexte à de nouvelles exclusions.
Dans « Kabba Questions the Ontology of Representation, the Catch 22 for ‘Black' Writers ... » par exemple, un père punjabi apostrophe le professeur apparemment progressiste de son fils et s'insurge contre la condescendance larvée d'une anthologie reprenant le programme de poésie du GSCE, un examen de l'école secondaire britannique. Bien qu'intégrant des poètes de couleur, l'anthologie fait en effet une différence bien claire entre les auteurs du canon – ceux issus des « three parts of Briten - yor HBC of Eaney, Blake, Clarke » – et les auteurs rangés dans la seconde partie de l'anthologie, « Poems from Udder Cultures and Traditions » : « ‘Udder' is all/ vee are to you, to dis coutry -/ ‘Udder' ? To my son's kabaddi posseee, alll/ yor poets are ‘Udder' ! » (42). Dans un ultime mouvement de révolte qui prend à la fois pour cible l'auteur du poème - n'oublions pas que Nagra est lui-même professeur d'anglais dans une école secondaire de la banlieue de Londres – et un des personnages anglicisés de Nagra, Mr Bulram, qui donne du « onion-breath Caliban » (38) à ses voisins indiens moins fortunés et assimilés que lui dans un des poèmes précédents, « The Furtherance of Mr Bulram's Education », Kabba, toute créature fictionnelle qu'il soit, signale l'imposture dont il est ici victime, à son corps défendant :
© Victoria and Albert MuseumYoo teachers are like
dis Dalgit-Bulram mickeying
of me as Kabba [...]
So vut di coconut do - too shy to uzehis voice, he plot me
as ‘funny', or a type, even vurse -
so hee is uzed in British antologies -
he hide in dis whitey ‘fantum'
English, blacked,to make me sound ‘poreign'! (43)
« Noix de coco » (auto-)désignée par l'entremise de Kabba, Daljit Nagra peut bien ici plaider coupable d'être noir à l'extérieur, blanc à l'intérieur, il n'en coupe pas moins l'herbe sous le pied aux sitcoms britanniques nauséeux qui associent le « Punglish » à une population déficiente intellectuellement, notamment en restaurant ce « broken English » à sa juste valeur : celle de travailler et de bousculer de l'intérieur les hiérarchies de race et de classe véhiculées par le « Standard English ». De sa propre admission, l'anglais est une langue que Nagra pense et respire, ce qui ne veut pas dire qu'il perd de vue sa remarquable élasticité. En effet, comment ne pas voir dans le titre de son dernier recueil, Tippoo Sultan's Incredible White-Man-Eating Tiger-Toy Machine !!!, une allusion directe au pouvoir dévorant des mots et des références littéraires qui sont remaniées depuis une perspective bi-culturelle, en « noix de coco » ou en dents (brunes) de tigre ? Tout comme l'automate tigre croqueur de blanc commissionné par le (férocement anti-anglais) sultan de Mysore à l'époque de la colonisation britannique en Inde, le « Punglish » de Nagra saute à la gorge des clichés ayant jusqu'à présent sous-tendu la catégorie du Black British (ou du « we badly lumped blacks », comme Nagra le formule dans une interview). Pourrait-on penser que le tigre est dans la bergerie, maintenant que l'automate croqueur de blanc « Tipu's Tiger » est exposé au très officiel musée V&A à Londres, et que Nagra, l' « Indien » croqueur de mots est édité par la très respectable maison d'éditions Faber ?
Delphine Munos
Février 2012
Delphine Munos vient juste de terminer sa thèse de doctorat en lettres et langues à l'ULg. Ses recherches portent principalement sur la littérature de la diaspora indienne aux États-Unis.
Daljit Nagra: Look We Have Coming to Dover! (2007) & Tippoo Sultan's Incredible White-Man-Eating Tiger Toy-Machine!!! (2011 1 Ceci est une allusion croisée au titre d'un des romans de Zadie Smith, White Teeth (traduit en français par « Sourires de Loup ») et au titre du second recueil de poésie de Daljit Nagra, Tippoo Sultan's Incredible White-Man-Eating Tiger-Toy Machine !!!.