La place de ce film dans l'œuvre de David Fincher
« La question du pourquoi de l'adaptation est très difficile, et presque impossible à répondre : il faut presque réfléchir au cas par cas, entre les adaptations faites par envie, celles faites pour des raisons économiques évidentes... Et à l'inverse, il y a toujours des surprises : Gainsbourg qui adapte Le coup de lune alors qu'il déteste Simenon, et Chabrol, lui, qui adapte finalement très peu le romancier liégeois alors que les univers sont semblables. »
Dans le cas de David Fincher, l'argument économique est probablement le plus facile à avancer, au vu du succès colossal du roman à travers le monde. Pourtant, réduire The girl with a dragon tattoo à un simple film de commande serait mésestimer la place du film dans l'œuvre de David Fincher. Il a été évoqué précédemment l'intérêt thématique que Fincher pouvait porter au script original ; on pourrait y ajouter une série d'éléments récurrents dans le reste de l'œuvre du réalisateur, tels que la question de la violence cachée, la dualité complémentaire, l'isolement, la claustrophobie (que l'on retrouve aussi bien dans Panic Room que dans des films comme The Game ou Zodiac où la ville, si grande soit-elle, enferme ses personnages et les empêche de se sentir à l'abri) ou encore la paranoïa. Pourtant, c'est un tout autre élément qui se doit d'être observé cette fois, un élément fondamentalement lié à l'œuvre originale et que Fincher a transposé à sa manière : le rôle de la femme.

La Femme, chez Fincher, n'a jamais réellement eu sa place en tant qu'être réellement féminin ; pour subsister dans l'univers du cinéaste, les héroïnes se doivent d'être masculinisées ou, du moins, promptes à se défendre becs et ongles contre la gent masculine. On pourrait citer les exemples d'Alien 3 et de Panic Room, mais il s'agit aussi de Marla dans Fight Club ou de Daisy dans L'étrange histoire de Benjamin Button. Le personnage de Lisbeth Salander avait donc tout naturellement sa place au sein de l'univers fincherien, mais moins dans sa version romancée que dans sa version adaptée.
Dans le livre de Larson, Lisbeth Salander est présentée comme un personnage certes asocial mais à la chaleur humaine latente, cherchant inconsciemment une âme à aimer sans courir de risques – car il faut toujours calculer les conséquences. C'est un personnage qui peut s'avérer bavard, et qui dans tous les cas refuse de se soumettre à l'Homme et toute autorité qu'il puisse représenter (légale, professionnelle ou amoureuse). Et quand bien même elle est décrite comme quelqu'un d'isolé, elle s'intègre dans une certaine communauté en fréquentant des gens, à sa façon, , des pirates informatiques et son petit groupe d'amies. Surtout, elle se lance dans la chasse du tueur d'Harriet non pas tant par intérêt justicier que par intérêt personnel : elle veut combattre ces « hommes qui n'aimaient pas les femmes ». Il n'y a rien de fondamentalement étrange dans cette attitude, la Suède étant tristement réputée pour la violence faite aux femmes passée sous silence.

Chez Fincher, le personnage garde ses grands traits (asocial, diaboliquement douée en informatique, méfiante) mais elle est présentée d'une toute autre manière. D'une part, elle s'avère être réellement isolée : elle ne parle pas à son ami hacker, elle est seule en boîte de nuit et ne s'intègre pas dans la société uniquement par choix. À nouveau, les parallèles avec Fight Club peuvent être établis, mais Meg Altman (Jodie Foster dans Panic Room) n'en est guère éloignée, isolée elle aussi dans sa maison-bunker et coupée de la société en étant une femme divorcée. D'autre part, et c'est là que la question de l'adaptation prend tout son sens, Lisbeth Salander est présentée comme une fille à la limite de l'autisme durant une bonne partie du récit, mais va progressivement s'épanouir au contact de Blomkvist. Le prix à payer ? Lisbeth ne gagne sa « normalité » qu'en se soumettant à Mikael, à la masculinité. La scène de sexe entre les deux personnages est à ce titre éclairante : alors que dans la version suédoise Lisbeth dominait Mikael durant l'acte et partait ensuite, gardant ainsi son indépendance, dans la version américaine Lisbeth fait effectivement le premier pas mais se retrouve, discrètement, vite dominée par le corps de Blomkvist. Et quand bien même Libseth restera jusqu'au bout elle-même, elle s'inscrit pourtant dans une relation traditionnelle avec Mikael, emménageant chez lui avant de découvrir, à la fin du film, un retournement de situation singulier.
La citation de Ishaghpour revient alors : adapter, c'est adopter. Lorsque Fincher s'empare du personnage de Lisbeth, il l'intègre non seulement dans l'adaptation mais également au sein de sa propre œuvre, en la transformant en une femme devant lutter dans un univers machiste auquel elle finit par s'accommoder. La dernière image du film, peut-être, annonce-t-elle un nouveau virage dans la carrière de Fincher, qu'il faudra tenir à l'œil.
L'opposition image/écrit
« D'après certains théoriciens, ce n'est pas le cinéma qui a inventé le gros plan, mais la littérature avec ses descriptions détaillées ; de même, le montage n'a pas tant été étudié par Eisenstein que par Flaubert, et bien d'autres avant lui, sous forme écrite naturellement. À titre personnel, je ne sais pas si on peut vraiment dire que la littérature a façonné le cinéma, mais on observe au minimum qu'il y a un certain nombre d'équivalents. Toutefois, il faut être prudent, car parler d'équivalents n'est pas toujours approprié : prenez l'œil coupé d'Un chien andalou, en littérature cela prendra un paragraphe entier de description, avec un risque que l'effet soit moindre, alors que l'image une fois vue est inoubliable ! »
S'il fallait paraphraser cette explication de Danielle Bajomée, nous pourrions dire qu'il existe à la fois des oppositions et des filiations très fortes entre cinéma et littérature. C'est d'ailleurs l'un des grands traits de son cours à l'ULg, cette question des réminiscences de l'un chez l'autre, tout particulièrement durant la Nouvelle Vague où l'écrit (à l'écran ou non) avait une place toute particulière. Mais qu'en est-il dans le cinéma contemporain ?
Il existe aujourd'hui une curieuse propension dans la littérature (plus particulièrement policière) à faire éclater la vérité à ses personnages à l'aide de l'image. Les amateurs du genre se souviendront sans doute du Ne le dis à personne d'Harlan Coben, où le héros découvrait que sa femme, qu'il croyait morte, était en réalité en vie, et ce grâce à une vidéo de caméra de surveillance. Millenium pousse plus loin encore ce clin d'œil, au point de remettre en cause le rapport de force qui peut exister entre l'écrit d'une part et l'image d'autre part.
Au début du film, Mikael Blomkvist se voit condamner pour diffamation suite à un article qu'il a écrit sur un magnat industriel. Son tort ? Ne pouvoir fournir aucune preuve matérielle. Engagé par Henrik Vanger pour enquêter sur la disparition d'Harriet, Blomkvist n'avancera guère dans un premier temps. Pourquoi ? Parce que ses principales sources sont des sources écrites, des documents, des rapports qui ne lui apprennent rien. Il faudra la découverte d'une photo pour que Blomkvist commence (enfin) à progresser. C'est alors que Lisbeth va apparaître, et l'aider considérablement grâce à sa mémoire photographique. C'est d'ailleurs toujours à l'aide de photos qu'ils démasqueront le coupable, qui, par ailleurs, gardait des enregistrements vidéo de ses actes.
Plus encore que dans le roman, le film de Fincher met en avant la toute-puissance de l'image sur l'écrit. Blomkvist s'avère par ailleurs un meilleur analyste de l'image qu'autre chose ; alors qu'il peine à découvrir le sens des notes d'Harriet, il comprend très vite l'intérêt d'une simple photo, de son cadrage, de son positionnement spatio-temporel. C'est en agrandissant une photo, encore et encore, qu'il découvre le détail significatif, celui qui l'aidera à résoudre l'énigme. À sa manière, Fincher propose un Blow Up 2.0, où la photographie traditionnelle serait simplement remplacée par l'image numérique. Lisbeth elle-même, après avoir découvert l'identité du coupable via une photo, n'a-t-elle pas confirmation via une caméra de surveillance ? Désormais, l'écrit (et, par extension, la littérature) n'ont pratiquement plus de valeur dans notre monde moderne ; c'est bel et bien l'image, toute puissante d'évocation, qui devient l'élément de référence.
À la lumière de tous ces éléments et malgré son caractère récent, Millenium s'inscrit donc pleinement dans cet éternel débat sur la question de l'adaptation. Il faudrait, pour être tout à fait honnête intellectuellement parlant, s'atteler à une comparaison entre le livre et les deux adaptations, et observer en profondeur les divergences évoquées ici mais bien d'autres encore, toutes dépendantes à la fois de l'avant-texte, de l'intertexte et du contexte du livre mais aussi de chacun des films. Et peut-être aboutirions-nous à une toute autre approche ; si Millenium nous apprend quelque chose, c'est qu'il n'existe jamais une seule vérité. Tout n'est qu'énigme, et peut-être encore plus la ou les question(s) d'adaptation(s), car comme le dit Danielle Bajomée « ce sont des questions fascinantes... peut-être justement parce qu'il n'y a pas de réponse. »
Le film n'en demeure pas moins une œuvre honorable, soutenant sans doute difficilement la comparaison avec les autres polars de Fincher (Seven et Zodiac) par un petit manque d'audace mais qui, en refusant toute concession esthétique (images sombres et violence frontale), se démarque très nettement des autres productions du genre. Reste que si Daniel Craig et Rooney Mara ont déjà signé pour les deux suites à venir, le nom de David Fincher reste en suspens. Décidemment, Millenium nous tiendra en haleine jusqu'au bout.
Bastien Martin
Février 2012

Bastien Martin est doctorant en cinéma.

Danielle Bajomée a enseigné la littérature française des 19e et 20e siècles à l'ULg. Elle est actuellement titulaire des cours de littérature et cinéma.
À voir encore par exemple, au cinéma Sauvenière, jusqu'au 6 mars
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