
À moins d'avoir vécu sur une île déserte ces dernières années, il est impossible de ne pas avoir entendu parler du phénomène Millenium : trilogie littéraire publiée de 2005 à 2007, adaptée une première fois au cinéma en 2009, l'œuvre de Stieg Larson revient cette année avec une version hollywoodienne des aventures de Blomkvist et Lisbeth Salander au pays des nazis suédois, signée par David Fincher. Remake du film suédois ? Au contraire, Millenium version Fincher (rebaptisée The girl with a dragon tattoo) reprend tout depuis le début, c'est-à-dire le roman, et soulève quelques interrogations quant à l'adaptation littéraire au cinéma.
L'histoire, désormais connue de tous, est celle de Mikael Blomkvist, journaliste sur la touche engagé par Henrik Vanger pour élucider le supposé meurtre d'Harriet Vanger, sa nièce, disparue sans laisser de traces il y a près de 40 ans. Il sera aidé par Lisbeth Salander, une jeune fille aussi douée en informatique qu'incapable de nouer des contacts humains normaux. Ensemble, ils vont devoir examiner chaque membre de la famille Vanger, où règne la violence, la haine, l'alcoolisme, la jalousie et pour certains un passé nazi...

Il n'est pas nécessaire de revenir en détail ici sur la première adaptation de Millenium : les hommes qui n'aimaient pas les femmes ; tout au plus sera-t-il quelquefois fait référence au film de Niels Arden Oplev pour appuyer des comparaisons. Cela s'explique par le fait, curieux, que l'adaptation suédoise s'avère bien moins fidèle au roman d'origine que la version hollywoodienne. Il ne s'agit donc pas de parler de remake concernant le film de Fincher, mais bien d'adaptation pure d'une œuvre littéraire donnée. Et si les deux œuvres proposent des divergences quant à la toile de fond de l'histoire et à la caractérisation de certains personnages, elles soulèvent toutes deux une interrogation qui ponctuera cette analyse, à savoir la puissance de l'image sur l'écrit.
Comprendre le « texte »
Professeure de littérature et cinéma à l'ULg, Danielle Bajomée cite trois grandes notions qu'il faut comprendre dès que l'on parle d'adaptation : « il faudrait connaître l'avant-texte du livre, tout comme le contexte littéraire ou filmique. Également essayer de comprendre l'intertexte. Quand un scénariste décide d'adapter un livre, quel qu'il soit, de manière plus ou moins fidèle, il adapte aussi l'univers du livre, au sens large. L'avant-texte, ce serait la masse de textes préalables à l'ouvrage lui-même tandis que l'intertexte est le fait qu'un livre s'inscrit dans un réseau général, un peu comme l'interfilmique au cinéma : il est impossible que quelqu'un se décide de faire un film sans en avoir vu un seul ! » De l'intertexte et de l'avant-texte, il ne sera pas question dans cette analyse ; mieux vaut laisser ces points à de véritables spécialistes de la littérature. Le contexte en revanche est nettement plus intéressant à observer dans le cadre de cet article.
L'un des grands traits narratifs de Millenium est de placer son héros, Mikael Blomkvist, au milieu d'une famille au passé très trouble, fortement teinté de nazisme. Il existe effectivement dans le nord de l'Europe un certain relent d'extrême-droite depuis quelques années, plus ou moins dévoilé au grand jour avec les attentats en Norvège en 2011 perpétrés par Anders Behring Breivik. Il faudrait tout le talent d'un historien pour décrire la relation ambiguë qu'ont entretenue et entretiennent toujours les pays nordiques, plus particulièrement la Suède, à l'égard du nazisme. Quand on observe la première adaptation de Millenium, il apparaît que le nazisme de certains personnages est tout au plus évoqué, presque occulté pour s'attarder sur d'autres aspects de la famille ; à l'inverse, le film de David Fincher joue constamment de cet élément, mais de manière bien plus subtile qu'il n'y paraît. Comme le rappelle Danielle Bajomée : « Youssef Ishaghpour a dit "adapter c'est adopter", un petit jeu de mots facile mais très juste : on ne s'empare pas d'une œuvre, on la fait sienne. » Fincher a fréquemment glissé en filigrane dans son œuvre des échos récurrents à la doctrine nazie comme source du mal ; l'exemple le plus frappant reste sans conteste Fight Club (une autre adaptation, mais de Chuck Palahniuk cette fois), où au-delà du culte de la force brute les protagonistes fabriquent des savons à base de graisse humaine... Le point essentiel, c'est que l'idéologie nazie chez Fincher n'est pas un mal visible mais, au contraire, tapi dans l'ombre.
Une première grande rupture entre le livre et le film de Fincher se situe ainsi dans le personnage d'Harald, l'un des plus vieux membres de la famille mais aussi le dernier vrai nazi qui s'affirme sur l'île des Vanger. Dans le roman de Larson, Harald est présenté comme un être abject, n'agissant que par la force et vociférant insultes (antisémites ou non) à quiconque lui adresse la parole. Chez Fincher, il est tout autre : Harald est présenté comme un être diminué, incapable de se déplacer seul mais qui reste malgré tout d'une supériorité intellectuelle peu commune et, surtout, d'un sournois que l'on distingue aisément. Paradoxalement, c'est pourtant lui qui va être la clé de la résolution de l'enquête du journaliste. Il n'incarne toutefois pas le passé de la Suède mais bien son hypocrisie, son refus d'admettre la vérité. La rencontre entre Blomkvist et Harald n'existe pas dans le roman, ce qui accentue le propos du réalisateur : le nazisme est toujours présent dans notre société, mais il ne faut pas le chercher sous les traits de skinheads ou autres manifestations antisémites flagrantes ; le nazisme d'aujourd'hui s'inscrit au plus profond de notre société (ce qu'insinuait déjà, en quelque sorte, Fight Club) et pour le vaincre, il faut pouvoir le reconnaître. Fincher transcende le propos de Larson, qui en faisait principalement une toile de fond de son intrigue ; dans l'adaptation, c'est un élément moral à part entière.