François Jacqmin

Si sévère qu'elle soit, la poésie de François Jacqmin n'est pourtant pas asséchée par ce scepticisme ; elle évite le risque de le ressasser sans qu'aucune substance vienne la sauver. Deux mots sont importants dans l'extrait : l'écriture de François Jacqmin s'est constamment située « entre l'ascèse et la tempête ». On peut voir tout un art poétique dans ces six mots. Le second terme, la « tempête », renvoie à sa sensibilité aiguisée face à la nature, à sa faculté d'émerveillement devant elle, et plus précisément à ce que Francis Édeline a appelé la « transe » qui saisit le poète au spectacle de la nature :

saisons

Qui se souviendra que la cerise
fut une fleur ?

Qui dira que l'arbre fut un
bouquet qui dépassa
l'entendement du monde ?

N'est-il pas de tocsin pour
nous avertir de cette mort qui
vient par la beauté ?

(Les Saisons.)

La lumière entre dans la forêt
comme une révélation.

Elle emprunte des sentiers que
le feuillage ignore.

Tout devient visible et
inexplicable.

L'esprit est confondu à l'idée
d'une fatalité qui éclaire.

(Les Saisons.)

Quant au premier terme du groupe, l'« ascèse », il ne recouvre pas seulement la critique exercée à l'égard de la pensée et du langage, la volonté lucide d'échapper à leurs pièges ou leurs illusions ; il ouvre surtout sur le travail même de l'écriture telle que l'a pratiquée François Jacqmin, qui rejette nettement une certaine poésie, floue, lyrique, jolie, séduisante, gratuite, imprécise, à laquelle il oppose la recherche du mot juste, dans un souci, presque une obsession, de la précision dans sa quête désespérée d'une expression du réel.

Cette double attitude, tout à la fois philosophique, poétique et existentielle, se manifeste notamment dans son appréhension de la métaphore : cette figure de sens, qui ouvre depuis toujours la poésie à toutes les richesses, mais aussi toutes les facilités, fait l'objet de la plus grande défiance et de la plus vive critique de la part de François Jacqmin :

En poésie
comme en tout autre domaine, ceux qui sont
sans honneur
réussissent dans leur entreprise.
À défaut d'accéder au sublime, les fourbes
se cantonnent dans l'illisible. Leur
complication langagière emprunte au monde
des scélérats.
La métaphore et l'inconduite partagent la même
racine.

(Le Livre de la neige)

On observe pourtant qu'il ne l'exclut pas totalement de son écriture ; c'est en cela que son ascèse évite le puritanisme : le poète accueille la métaphore avec circonspection, on sent qu'il ne l'admet en son poème qu'après une méditation profonde et radicale, où doivent s'être mobilisées toutes les dimensions de son être : sa perception, son doute et son désir (de dire) :

Tête baissée dans leur mystère,
les oiseaux
ressemblaient à un colloque de bibelots taiseux.
Dans leurs ailes feutrées d'haleine,
ils respiraient
péniblement le granit de l'air.
Ils avaient
concentré leur immobilité dans quelques buissons,
là où la tranquillité se faisait fort d'être une âme.

(Le Livre de la neige)

La métaphore apparaît chez lui non pas comme le produit d'une addition, mais comme le résidu d'une soustraction. Comme l'écrit Jean-Marie Klinkenberg : « Pour lui, décrire c'est décaper ; et ce n'est pas enchanter, ou se laisser enchanter : c'est désenchanter. »

Dévolue à dire l'aporie de l'homme devant l'expression de l'être, la poésie de François Jacqmin est réflexive, sinon autotélique au sens mallarméen ; pour une part, elle confine volontairement, pour reprendre le mot de François Jacqmin lui-même, à la tautologie :

La tautologie, c'est-à-dire l'affirmation répétitive, la confirmation insécable, le retour du même au même, l'infatigable évidence qui provoque à la fois l'espoir et le désespoir de l'intelligence, la tautologie, dis-je, est un des ressorts les plus puissants de ma poésie. [...] J'ai le sentiment que la tautologie élève le texte à la hauteur de ce qui est : elle n'invente ni ne dissout rien. (Le Poème exacerbé.)

Mais, on l'a vu, c'est loin d'être là sa seule composante. L'écriture du poète procède d'abord d'un œil et d'une sensibilité, pudique et lucide, qui n'ont jamais cessé de s'étonner devant les spectacles de la nature. Et n'oublions pas l'humour particulier qui le caractérise, un humour distant et feutré, mais féroce, ironique, impitoyable.

Sous la neige, le potager est invérifiable.
On ne distingue plus
les légumes que par le souvenir.
On s'en tient
à une conception immaculée des primeurs.
La laitue est captive
d'un invincible confit de givre,
et la fraise n'est plus qu'un état d'âme.
À nous,
les plaisirs de la gastronomie transcendantale !

(Le Livre de la neige)

Humour qu'il tourne d'abord contre lui-même :

Ô ciel sans images !
Incomparable leçon d'économie !

Je guette le moment
où je serai cette extrême indigence,
cette absence
fortement construite
pour immobiliser ma jubilation
d'être hors des plis.

Exultant de l'impossible
renouvellement du moi,
je serai la saturation
d'un être vacant.

Je reverrai
la plaine de l'état pur.

Il ne me manquera
que d'être !

(Poèmes.)

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