François Jacqmin, entre l'ascèse et la tempête
François Jacqmin compte parmi les quelques deux ou trois plus grands poètes de Belgique. Toute l’écriture de celui qui a dit « la poésie sera consolatrice, ou rien » est une lutte contre les limites ou les illusions de la pensée et de la parole, une tentative de dépasser l’impuissance de la poésie à conserver trace de l’émerveillement de l’homme devant la nature. Réel et langage, désir et nihilisme sont les pôles d’une œuvre capitale.
François Jacqmin (1929-1992) peut être tenu pour un des deux ou trois plus grands poètes de la deuxième moitié du 20e siècle en Belgique. Pourtant, son œuvre publiée, dont l'étendue n'est pas grande, ne bénéfice pas encore de la reconnaissance, française ou internationale, qu'elle mérite à coup sûr. Elle comprend plusieurs plaquettes (dont cinq ont été rassemblées en 2000 dans La Rose de décembre et autres poèmes, éd. La Différence), des ouvrages à tirage limité réalisés avec des plasticiens, et trois recueils majeurs : Les Saisons (Phantomas, 1979 ; repris chez Labor en « Espace/Nord » en 1988), Le Domino gris (Daily Bul, 1984) et Le Livre de la neige (La Différence, 1990). (Noter aussi la parution posthume des Éléments de géométrie, linogravures de Léon Wuidar, Éditions Tétras Lyre, 2005, et de 30 poèmes rassemblés dans Prologue au silence, La Différence, 2010.)
Poète singulier à plus d'un titre, il rejetait toute idée d'occuper ou de conquérir une place sur l'échiquier de la littérature, et se défiait de la posture de l'écrivain. C'est avec cohérence qu'il a gardé la même circonspection envers la présence éditoriale du poète : il publie tard (après quelques plaquettes, son premier recueil d'importance, Les Saisons, ne paraît qu'en 1979, alors qu'il a 50 ans) ; il ne compose un recueil qu'en choisissant sévèrement ses poèmes, davantage par élimination après accumulation ; il n'adopte aucune stratégie, qu'elle implique son appartenance à des groupes ou ses publications en revues.
François Jacqmin a fait partie du groupe Phantomas qui, dès 1950, a restauré l'esprit de dérision, de subversion et d'invention de Dada après le surréalisme, contribuant ainsi à ce que l'on a appelé « La Belgique sauvage ». Mais on s'accorde à reconnaître qu'il était, des sept membres du groupe, le plus différent des autres : son humour est plus discret, quasi secret (un humour anglais, François Jacqmin ayant grandi en Angleterre où sa famille avait émigré en 1940) ; il joue avec la pensée bien plus qu'avec les mots ; sa poésie ne porte aucune marque visible d'un héritage surréaliste ou d'un esprit surréalisant.
Son œuvre trouve sa cohésion dans l'attitude d'un poète qui se confronte constamment au réel et à l'impossibilité de le connaître, de le penser et de l'exprimer :
Ma critique de la réalité
est un calcul verbal
qui suppute
le tolérable
entre l'ascèse et la tempête.Chaque jour,
j'attends que surgisse une conviction
qui rende
l'impasse viable.
Tous les mythes sont mortsà cette tâche !
Je suis astreint
à la pensée,
ce fléau sans stratégie,
pour assurer la trêvede ce dialogue sans pitié.
Mon efficacité
est improbable.
Peu d'événements fléchissent
sous la menace d'un poème !(Poèmes, dans La Rose de décembre et autres poèmes.)
Tout est là, dans ce premier texte d'un ensemble de Poèmes paru dans Phantomas en 1969 : le poète critique la prétendue capacité de la pensée et du langage à rendre compte de la réalité, à la dire réellement, l'un et l'autre n'étant que piètres instruments, au regard de la sensation et de l'émotion. À priori, le poème est impuissant, inefficace, à dire réellement quoi que ce soit :
Ce qu'il y a à dire du printemps,
le printemps le dit.Il n'est pas de signes pour rendre
le vide mystérieusement touché.La croissance s'accorde à son
propre lyrisme.Pour entendre vraiment, il faut au cœur
plus d'amnésie que d'enthousiasme.(Les Saisons.)