Shuntarô Tanikawa

Transmetteur des cultures d'ailleurs

Le chien qui fait la sieste sur le toit rouge de sa niche et qui réfléchit dans le langage des humains, Snoopy est, au Japon également, un personnage fétiche des grands et des petits. La popularité de Snoopy dépend bien évidemment du travail du traducteur qui a donné la parole « en japonais » à des personnages du village Peanuts. Shuntarô Tanikawa est ce traducteur  (il a commencé à traduire des bandes dessinés Peanuts de Charles M. Shulz dès 1969 et continue à les traduire à ce jour). Ce détail passe souvent au second plan derrière le succès universel du personnage canin, mais les talents de traducteur de Tanikawa  ont été plus remarqués quand ce dernier a proposé la traduction des chansons enfantines traditionnelles anglaises, Nursery Rhymes, en 1975. Dans ladite traduction, accompagnée de dessins de Seiichi Horiuchi, qui font sans doute allusion à l'univers de Chagall, les mots de Tanikawa présentent, voire représentent, quelque chose de sombre et insaisissable au lecteur japonais. L'univers de Nursery Rhymes est attirant par son rythme que les Japonais ne connaissaient pas encore dans la poésie, mais difficilement accessible pour ces derniers, en raison de la différence radicale de tradition et de contexte qui entourent les histoires racontées.

Le traducteur Tanikawa traduit uniquement pour les jeunes lecteurs, dont la sensibilité reste intacte et libre de toute influence idéologique. Le fait que les Nursery Rhymes soient traduits par Tanikawa prend du poids lorsque ses jeunes lecteurs deviennent adultes et obtiennent l'accès à la version originale en anglais. À ce moment-là, confronté à l'original et (enfin) apte à comprendre la structure rythmique et l'intrigue de chaque conte et son contexte, le jeune lecteur de jadis sentirait qu'il l'avait lu quelque part, mais en japonais.

La jeunesse japonaise a la chance de pouvoir découvrir les classiques de la littérature du monde dès son plus jeune âge, et la chance supplémentaire que le traducteur de ces classiques occidentaux soit également le poète qui représente la poésie japonaise contemporaine. Cependant, ces jeunes lecteurs savourent et dévorent les classiques traduits par Tanikawa sans trop faire attention au nom du traducteur, et le poète-traducteur ne semble guère se soucier de cette situation. Traduire serait pour lui une partie nécessaire dans ses activités créatives – tout comme pour l'écrivain Haruki Murakami, connu également comme traducteur de Fitzgerald, Salinger, Carver et Irving.

L'Univers poétique de Tanikawa et sa réception en Occident 

Les poèmes de Tanikawa sont composés de mots spontanés, mots de tous les jours et qui, pourtant, n'appartiennent qu'à lui. Les mots de Tanikawa sont puissants et perçants par leur simplicité, leur réalisme et leur sensualité. Le décor que le poète utilise souvent, c'est l'Univers, dans lequel la Terre se trouve comme une orpheline et plutôt sans gloire, couverte de et abîmée par les bêtises causées par les humains. Cette « petite balle » est censée continuer à tourner courageusement (en tout cas pour le moment). Sur cette Terre, le « moi » du poète reconnaît sa solitude – non la solitude d'une personne qui est dégoûtée du monde, mais celle de l'être humain, conçu comme un simple composant de l'Univers. Le poète contemple le ciel, écoute les oiseaux, regarde les yeux de femmes, leurs jolis cheveux et leurs formes généreuses – non avec de la mélancolie qui ne propose pas d'issue, ni avec les couches d'ambigüité qui suspendent nombreuses possibilités d'interprétation, mais avec une pulsion positive et admiratrice, qui ressemble en quelque sorte à l'impatience d'un adolescent, poussée par l'espoir, voire la certitude de pouvoir saisir, toucher et caresser les choses qu'il trouve belles et celles qui le rendent beau.

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Au sujet de la réception de Tanikawa dans les pays francophones, il faudra reconnaître que le temps de l'accueil adéquat n'est pas encore arrivé. À l'heure actuelle, malgré la prospérité créative du poète (il a publié jusqu'à ce jour quelques centaines de recueils de poèmes et livres pour la jeunesse), l'œuvre poétique de Tanikawa est peu traduite en français. La seule traduction de ses poèmes pour les lecteurs adultes est Les anges de Klee (2000, Abstème et Bobance), 18 poèmes de Tanikawa accompagnant 26 dessins de Paul Klee. Un petit livre intitulé Monsieur Hippopotame (1992, Picquier), ouvrage classé dans la catégorie de la littérature jeunesse, est aussi disponible en français. Avant que le terrain de la critique littéraire occidentale ne soit apte à parler de la poésie de Tanikawa, les traductions de bonne qualité de ses œuvres destinées aux lecteurs adultes sont vivement attendues. Et quand ce moment tant attendu arrivera, la critique ne devra pas se contenter d'un constat d'exotisme, elle devra explorer et saisir la profondeur de ses messages.

Le poids de mots après le 11 mars 2011

Tanikawa ne ralentit guère son rythme de production depuis ses débuts, surtout après le dernier tremblement de terre. Quand ce désastre naturel d'une ampleur considérable a ravagé le pays, le Japon a perdu ses mots. Bien sûr ceux qui y étaient et qui ont perdu leurs proches, mais aussi les autres, même loin du lieu de la catastrophe, se trouvaient sans mots devant la gravité de la chose, en devant reconnaître ce que le jeune Tanikawa décrivit dans sa Solitude de deux milliards d'années lumière – la fragilité de notre être, le dégât que notre orgueil cause sur cette petite balle qu'est la Terre. La ville de Tokyo, malgré le fait qu'elle garde l'apparence d'une mégalopolis de la consommation – comme si rien de grave ne s'était passé –, a vu son intérieur, c'est-à-dire la sensibilité des gens qui y vivent et y passent, devenir extrêmement fragile et présenter « plein de trous », comme en 1951. Rien n'est comme avant, tout le monde le sent et endure ce moment de perte, d'absence, d'injustice, de colère et de déception, sans pouvoir trouver la solution, ni l'explication.

Après le tremblement de terre, Tanikawa organise des lectures de ses poèmes à travers le Japon. Il s'efforce ainsi d'éclairer et d'encourager la sensibilité des gens qui ont été blessés pour diverses raisons. En plus de cette initiative de partage, il continue à tisser les poèmes et à les publier régulièrement. Dans le journal national Asahi Shimbun, il publie une fois par mois un « poème du mois ». Son poème de mai 2011, intitulé exactement « Les mots », nous semble déterminer ce que le poète attribue comme force, mission et sens aux mots.    

 

言葉

何もかも失って
言葉まで失ったが
言葉は壊れなかった
流されなかった
ひとりひとりの心の底で

言葉は発芽する
がれきの下の大地から
昔ながらの訛り
走り書きの文字
途切れがちな意味
使い古された言葉が
苦しみゆえによみがえる
かなしいゆえに深まる
新たな意味へと
沈黙に裏打ちされて
(谷川俊太郎、二〇一一年)

Les mots

J'ai tout perdu
j'ai perdu les mots aussi
mais les mots n'ont pas été détruits
ils n'ont pas été emportés par les vagues
au plus profond du cœur de chacun

Les mots vont germer
de la terre qui est en-dessous des ruines
les accents des gens qui restent inchangés
les mémos inachevés
les sens incomplets
les mots de tous les jours
ressusciteront par leur douleur

Ces mots deviendront plus profonds par la tristesse
et ils s'attribueront un sens nouveau
renforcé par le silence   

(Shuntarô Tanikawa, 2011)

Kanako Goto
Février 2012

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Docteure en langues et littératures romanes, Kanako Goto enseigne la langue et la littérature japonaises à l'Université de Liège. Elle s'intéresse aux divers phénomènes relatifs à la création, la diffusion et la réception de l'œuvre littéraire, notamment à travers la traduction.

(N.B. Les poèmes cités dans le présent article ont été traduits par l'auteure du présent article.) 

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