C'est seulement dans un monde illimité, dans un monde qui ne fait plus la différence entre la réalité, le conte et le rêve, dans un monde créé par les mots que Rose Ausländer peut trouver un refuge (illusoire) et une stabilité (toujours provisoire). La recherche d'un espace, d'une ‘matrie' inscrite dans le mot est donc étroitement liée à une quête identitaire. Des poèmes comme Mein Gedicht et Wer bin ich expriment ce lien étroit entre la création poétique et l'identité de la poétesse, une relation que le « moi lyrique » souhaiterait indéfectible :
Mein Gedicht Mein Gedicht Die Erde atmet Aus ihrem Atem geboren |
Mon poème Mon poème La terre Né de son souffle |
Wer bin ich Wenn ich verzweifelt bin Bin ich fröhlich Wer bin ich |
Qui suis-je Quand je suis désespérée Quand je suis gaie Qui suis-je |
De surcroît, l'expression « Deinwort » (mot tien) dans le poème Als gäbe es manifeste que le mot (comme métonymie de la poésie) joue également le rôle d'un vis-à-vis, d'une présence face à un état de déréliction. Influencés entre autres par la philosophie du dialogue de Martin Buber (1878 - 1965), les poèmes de Rose Ausländer recherchent ainsi continuellement un lien avec l'autre, un lien entre le je et le tu. Ce même poème Als gäbe es révèle pourtant que cette intercompréhension, cette ouverture vers l'autre, ce rapport dialogique restent dans le mode du subjonctif, donc du souhait, du rêve.

À partir de 1973, Rose Ausländer vit dans le « Nelly-Sachs-Haus » à Düsseldorf, une maison médicalisée de la communauté juive. Pendant les dernières années de sa vie, elle ne quitte plus sa chambre. Même grabataire, elle reste très productive et écrit encore de nombreux cycles de poèmes. Durant la dernière phase de sa carrière artistique (de 1979 à 1986), ses poèmes déjà lapidaires se réduisent encore et se limitent à évoquer les motifs originels de la poésie. Un mot comme « Ève » débouche ainsi sur tout un monde de signifiés, permet d'être associé à Adam, au serpent, à l'arbre de la connaissance, à la condition de la femme, aux questions du genre. Pour les lecteurs assidus des poèmes de Rose Ausländer, un simple mot déclenche un réseau d'associations infinies. Parmi les thèmes qui traversent son œuvre entière – et dont seuls quelques-uns ont pu être évoqués ici – les thèmes de l'âge, de la vanité et de la mort deviennent prépondérants à la fin de sa vie : Ich bin der Sand / im Stundenglas
Ich bin der Sand im Stundenglas und rinne ins Tal der Zeit die mich umarmt |
Je suis le sable dans le sablier et je coule dans la vallée du temps qui m'enlace |
Ces thèmes ne l'empêchèrent pourtant pas de vouloir continuer, de ressentir la nécessité et le désir de s'exprimer « encore ». Cette volonté s'exprime notamment dans les titres qu'elle donne à ces cycles de poèmes : Es bleibt noch viel zu sagen ou Noch ist Raum (« Il y a encore beaucoup à dire » / « Il y encore de l'espace »). L'ampleur de son œuvre (il s'agit de plus de 2500 textes qui s'étalent sur environ soixante ans) montre bien que le besoin d'écrire de Rose Ausländer était (quasi) inépuisable :
Noch Noch eine Zeile |
Encore Encore une ligne |
Épilogue
Pour une poétesse qui, sans répit, était à la découverte de nouvelles contrées et qui recherchait continuellement un équilibre et un appui dans le contact avec l'autre, avec l'étranger, le fait que ses poèmes soient traduits et lus dans une autre langue et par de nouveaux « tu » est certainement une forme de reconnaissance qu'elle aurait accueillie avec joie. Par son style laconique et son vocabulaire très souvent limité à des mots riches en expressivité, mais simples et quotidiens, les poèmes de Rose Ausländer sont en outre très accessibles – un argument de plus pour partir à la découverte d'une partie de l'histoire européenne, d'une région géographique, d'une poétesse, d'une femme... et, last but not least, de la poésie en langue allemande !
Février 2012

- Poèmes Pruth, Damit kein Licht uns liebe, Schallendes Schweigen, Versöhnlich et leurs traductions : Rose Ausländer, Blinder Sommer / Été aveugle, traduit et présenté par Dominique Venard, Baumes-les-Dames : AEncrages & co, 2010.
- Poèmes Als gäbe es, Mein Gedicht et leurs traductions : Rose Ausländer, Kreisen / Cercles, traduit de l'allemand et présenté par Dominique Venard, Baumes-les-Dames : AEncrages & co, 2010.
- Traductions françaises des poèmes Ohne Wein und Brot, Wer bin ich, Mutterland, Ins Nichts gespannt : Poèmes de Czernovitz. Douze poètes juifs de langue allemande, traduits de l'allemand et présentés par François Mathieu, Paris : Editions Laurence Teper, 2008.
- Traductions françaises des poèmes Doppelspiel, Ein Märchen I, Ich bin der Sand im Stundenglas et Noch : Céline Letawe et Valérie Leyh
- Versions originales des poèmes : Rose Ausländer, Gesammelte Werke in sieben Bänden und einem Nachtragsband mit Gesamtregister / sous la dir. de Helmut Braun, Frankfurt a. M. : Fischer, 1984-1990.
Helmut Braun, « Ich bin fünftausend Jahre jung ». Rose Ausländer. Zu ihrer Biographie, Stuttgart : Radius-Verlag, 1999.
Helmut Braun, « ‚Du hast mit deinen Sternen nicht gespart‘. Zum Verhältnis von Rose Ausländer und Paul Celan », in : Gedichte de Rose Ausländer / sous la dir. de Jacques Lajarrige et Marie-Hélène Quéval, Nantes : Editions du temps, 2005, p. 83-100.
Helmut Braun, « ‚Gedichteschreiben / ein Handwerk.‘ Strukturen im Werk der Lyrikerin Rose Ausländer », in : « Blumenworte welkten ». Identität und Fremdheit in Rose Ausländers Lyrik / sous la dir. de Jens Birkmeyer, Bielefeld : Aisthesis Verlag, 2008, p. 55-66.
Geneviève Humbert-Knitel, « Rose Ausländer (1901-1988) et le mythe de Czernowitz », in : Gedichte de Rose Ausländer / sous la dir. de Jacques Lajarrige et Marie-Hélène Quéval, Nantes : Editions du temps, 2005, p. 9-25.
Jacques Lajarrige, « Dire l'enfermement - le cycle Gettomotive (1942-1944) de Rose Ausländer », in : Études Germaniques 58 (2003) 2, p. 317-338.
Jacques Lajarrige, « ‚Du und du und du.' Formes et détours de l'altérité chez Rose Ausländer », in : Le Texte et l'Idée 21 (2006), p. 99-118.
Mireille Tabah, « La réception de Rose Ausländer en Allemagne après la Shoah », in : Études Germaniques 58 (2003) 2, p. 183-196.
Rose Ausländer, Blinder Sommer / Été aveugle, traduit et présenté par Dominique Venard, Baumes-les-Dames : AEncrages & co, 2010.
Rose Ausländer, Kreisen / Cercles, traduit de l'allemand et présenté par Dominique Venard, Baumes-les-Dame : AEncrages & co, 2010.
Dominique Venard a traduit deux cycles de poèmes de Rose Ausländer. Ces deux ouvrages présentent les poèmes en version bilingue.
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