Rose Ausländer

Une deuxième phase importante de sa production artistique correspond aux années de guerre, entre 1941 et 1944. Dans son essai intitulé Alles kann Motiv sein, elle raconte son existence précaire dans le ghetto et dans les caves, et elle y évoque l'importance de l'écriture :

Pourquoi j'écris ? [...] Czernowitz 1941. Les nazis occupèrent la ville et restèrent jusqu'au printemps de l'année 1944. Ghetto, misère, horreur, transports de la mort. Durant ces années, nous rencontrions de temps à autre des amis en secret, pour lire des poèmes, souvent au péril de notre vie. Face à l'insupportable réalité, seuls deux comportements étaient possibles : soit on s'abandonnait au désespoir, soit on passait dans une autre réalité, dans la réalité spirituelle. En tant que Juifs condamnés à mort, nous ressentions un besoin de consolation indicible. Et pendant que nous attendions la mort, certains d'entre nous habitaient dans des mots-rêves – notre foyer traumatique dans notre existence apatride. Écrire, c'était vivre. Survivre. 4

Durant cette période, Rose Ausländer écrit trente-trois poèmes qui sont réunis dans le cycle Gettomotive. Les motifs principaux de sa poésie y sont déjà présents et ils réapparaîtront de manière itérative dans toute son œuvre. Il s'agit (entre autres) du rêve, du souffle, de la lune et du soleil, du ciel et des étoiles, du jour et de la nuit, de la maison et de la mère, du silence, du chant du rossignol et de quantité de motifs religieux. Ces poèmes reflètent également l'influence de poètes que Rose admirait tout particulièrement. Le poème Ohne Wein und Brot peut ainsi être lu ex negativo comme réponse à une élégie de Friedrich Hölderlin (1770 - 1843) intitulée Brot und Wein (cf. Lajarrige, 2003). Rose Ausländer renoue d'ailleurs avec la tonalité élégiaque propre aux poèmes de cet auteur.

Ohne Wein und Brot

In unserm Herzen ist die Nacht zu Haus
und will dem Lichte eines Tags nicht weichen.
An unsre Schläfe schlägt die Fledermaus
ein unentwirrbar blutiges Hakenzeichen.

An allen Enden fletschen ihre Zähne
die Wölfe, ihre Augen funkeln rot.
Es rüsten sich des greisen Volkes Söhne
zum Abendmahle ohne Wein und Brot.

Die Silberbecher rollen aus der Hand.
Die Brunnen sind vergast. Die Lüfte stechen.
Was wir besitzen : eine Klagewand,
an der die Fluten unsrer Tränen brechen.

Sans vin ni pain

Dans notre cœur la nuit est chez elle
et refuse de céder à la lumière d'un jour.
Sur notre tempe la chauve-souris frappe
un signe à crochets inextricablement sanglant.

Partout les loups grincent des dents,
leurs yeux lancent des étincelles rouges.
Les fils du peuple antique se préparent
pour la cène sans vin ni pain.

Les calices d'argent tombent de la main.
Les fontaines sont gazées. Les airs brûlent.
Notre bien : un mur de lamentations
sur lequel les flots de nos larmes se brisent.

auslander1
Portrait de Rose Ausländer en 1951 - image extraite de l'ouvrage Rose Ausländer. Materialien zu Leben und Werk, p. 120

Pendant les années 1950, Rose Ausländer écrit des poèmes en anglais, rassemblés dans le volume The Forbidden Tree. La Shoah a produit chez elle un blocage linguistique, une inhibition qui lui interdit d'écrire dans la « langue des meurtriers », qui est pourtant sa langue maternelle. Cette phase artistique sera toutefois décisive pour l'évolution de son écriture vers des formes beaucoup plus concises. Ce changement stylistique assez radical a été expliqué de différentes manières. D'une part, Rose Ausländer elle-même a formulé une interprétation générale alliant poétologie et histoire : suite aux événements cauchemardesques de la guerre, « la rime s'effondra et les mots-fleurs fanèrent »5. D'autre part, on peut expliquer ce changement par l'influence d'auteurs américains contemporains comme Marianne Moore, Wallace Stevens et E. E. Cummings. C'est d'ailleurs grâce aux encouragements de Marianne Moore que Rose Ausländer renouera avec la langue allemande. Finalement, les deux rencontres de Rose Ausländer avec Paul Celan à Paris ont certainement conforté la poétesse dans son évolution stylistique. En fait, Rose Ausländer avait déjà rencontré Paul Celan à Czernowitz et ils s'étaient échangés des poèmes durant l'occupation nazie. Plus de dix ans plus tard, pendant son voyage en Europe, elle renoue brièvement avec cet artiste qui, très tôt déjà, avait osé révolutionner les formes poétiques. Ainsi, en 1957, Rose Ausländer revient aux événements tragiques auxquels elle a survécu et les exprime dans sa langue maternelle, dans un style nouveau. Les poèmes Versöhnlich et Damit kein Licht uns liebe sont des exemples particulièrement représentatifs :

Versöhnlich

Versöhnlich
mein Gettoherz
will sich verwandeln
in eine hellere Kraft

Réconciliation

Conciliateur
mon cœur ghetto
veut se muer                 
en une force plus claire

Damit kein Licht uns liebe

Sie kamen
mit scharfen Fahnen und Pistolen
schossen alle Sterne und den Mond ab
damit kein Licht uns bliebe
damit kein Licht und liebe

Da begruben wir die Sonne
Es war eine unendliche Sonnenfinsternis

Pour qu'aucune lumière ne nous aime

Ils sont venus
portant drapeaux acérés et pistolets
ont abattu toutes les étoiles et la lune
pour qu'aucune lumière ne nous reste
pour qu'aucune lumière ne nous aime

Alors nous avons enterré le soleil
Ce fut une éclipse sans fin




 
4 Rose Ausländer, « Alles kann Motiv sein », in : Rose Ausländer, Gesammelte Werke in sieben Bänden und einem Nachtragsband mit Gesamtregister  / sous la dir. de  Helmut Braun, tome 3, Hügel aus Äther unwiderruflich. Gedichte und Prosa 1966-1975, Frankfurt a.M.: Fischer, 1984, p. 284-288, ici : p. 286  (Traduction française : Céline Letawe et Valérie Leyh).
5 « [...] der Reim in die Brüche ging. Blumenworte welkten. », in : Rose Ausländer, « Alles kann Motiv sein », p. 286. 

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