Juan Gelman

À l'heure actuelle, Juan Gelman, cet auteur argentin à la riche production poétique, jouit d'une reconnaissance internationale. En effet, en plus de la traduction de plusieurs de ses recueils en français, anglais, italien ou encore en portugais, l'auteur, depuis 1980, et surtout à partir de 1997, voit son œuvre couronnée par de nombreux prix comme, pour ne citer que quelques exemples, le Prix National de Poésie (1997), le Prix de Littérature Latino-Américaine et Caribéenne Juan Rulfo (2000), le Prix Reina Sofía de Poésie Ibéro-Américaine (2005) et le Prix Cervantes (2007). On le voit, cette œuvre qui s'étend sur plus de cinq décennies fait parler d'elle. Penchons-nous, l'espace de quelques instants, sur cette production particulière, reflet du lien intime qu'un homme remarquable entretient avec sa poésie.

guelman

Né à Buenos Aires, le 3 mai 1930 au sein d'une famille pauvre d'immigrés judéo-ukrainiens, Juan Gelman publie son premier poème à l'âge de onze ans. Cet amour et cette disposition précoces pour la poésie ainsi qu'un engagement dans l'actualité sociale et politique de son temps pousseront le jeune homme vers le journalisme et la poésie. Bien qu'évoluant en fonction des grandes étapes de la vie du poète – jeunesse militante, exil, reconstruction post-traumatique –, la poésie de Juan Gelman est marquée, dans sa totalité, au sceau de plusieurs grands thèmes de réflexion : l'amour, l'automne, l'enfance, la révolution (et la nation), la mort et la poésie elle-même. Au niveau du style, on observe un hermétisme progressif lié, d'une part, à l'expérimentation formelle de plus en plus poussée à laquelle l'auteur s'adonne et, d'autre part, à la volonté de faire face, par l'écriture, au caractère proprement inhumain et donc indicible de la dictature militaire qui sévit en Argentine de 1976 à 1983. Que le lecteur soit averti : une telle œuvre le touchera au plus profond de sa sensibilité pour peu qu'il abandonne, le temps de la découverte, sa vision conventionnelle de la poésie.

 

 

« La poésie était comme une hypnose : d'un côté m'attiraient les sons, et de l'autre, le mystère de quelques mots incompréhensibles »1

C'est dès l'adolescence que commence le combat de Gelman contre les problèmes et souffrances du peuple argentin. Il intègre le parti communiste et après avoir décidé de se consacrer exclusivement à l'écriture, il prend la plume pour défendre ses idéaux humanistes et sociaux aussi bien dans la sphère journalistique que dans le domaine de la poésie. Celle-ci, loin de pouvoir être qualifiée de proprement engagée dans la mesure où jamais le poète n'utilisera ses vers comme lieu d'un plaidoyer explicite de ses valeurs socialistes, ne cessera de refléter l'attention, l'empathie et la préoccupation de l'auteur pour l'autre et pour sa patrie.

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La production poétique de cette étape de la vie du poète argentin, qui va de 1956, date de publication de son premier livre Violín y otras cuestiones, à 1975 environ, moment où il se voit forcé de quitter son pays, débute par des recueils clairs et chantants avec un ton emprunté au langage quotidien et des motifs enveloppés d'innocence – l'oiseau, l'enfant, les arbres, la pluie, une jeune fille, la douceur ou la tristesse. C'est avec cette tendresse dans l'expression que le poète aborde, avec émotion, des thèmes comme la relation amoureuse, les conditions de vie sociales et économiques de ses semblables, la poésie, situant l'ensemble dans une ambiance urbaine. Cette voie suivie par Gelman trouve son accomplissement avec Gotán (1962), tango aux syllabes inversées.  Les poèmes du recueil, fidèles au titre, sont dotés d'une musique chaude et passionnée à l'image du poète lorsqu'il parle de sa relation avec trois êtres féminins essentiels à ses yeux : l'amante, la poésie, la nation (et, avec elle, la révolution).

À la suite de Gotán, Juan Gelman entreprend une exploration des ressources du langage et de la poésie pour atteindre des formes d'expressivité nouvelles. Cette recherche prendra deux directions différentes. Tout d'abord, l'auteur se livrera à la création d'hétéronymes – l'Anglais John Wendell, le Japonais Yamanokuchi Ando et l'Américain Sidney West – ces doubles imaginaires qui permettent au poète de changer d'environnement et de thèmes, en plus de réfléchir à ses habitus en matière de style. Parallèlement à l'hétéronymie et dans une perspective proprement formelle, Juan Gelman s'attaquera aux normes syntaxiques et lexicales en supprimant les signes de ponctuation et en introduisant néologismes et barbarismes dans ses vers. Une telle expérimentation n'est pas pour favoriser la transparence des poèmes. Néanmoins, à y regarder de plus près, le lecteur se rendra vite compte de leur force nouvelle : une parole qui a retrouvé, au-delà des restrictions imposées par la raison humaine, sa qualité adamique – son flux naturel, ses sonorités et la puissance évocatrice de ses mots. À partir de Cólera buey (1971), cette langue inédite sera celle par laquelle s'exprimera désormais le poète.

Par la parole tu me connaîtras

tout l'avalanche les peines les oublis
les pénombres la chair la mémoire
la politique le feu le soleil d'oiseaux
les plumes les plus violentes les astres
les repentirs près de la mer
les visages la houle la tendresse
parfois à peine pénombrent
oublient brûlent raillent astrent
politisent ensoleillent oisellement
plument se repentent et mémorisent maréent
s'envisagent et houlent ou s'attendrissent
se cherchent et se lèvent quand ils tombent
meurent comme des substances naissent comme des substances
s'entrechoquent sont la cause de mystères
balbutient bavent se mangent se boivent
se pleuvent pour dedans aux fenêtres
se voient venir circulent dans leurs bras
finissent par donner dans la parole comme morts
ou comme vivants tournent cillent
libres dans le son pris dans le son
ils arpentent le monde humainement
n'appartiennent à personne astres mers
comme des repentirs comme des oublis
peines en feu ou politiques
pénombres de la chair oiseaux de ce visage
et l'avalanche la mémoire la houle

Extrait d'Obscur ouvert, 1997

 


 
 
1 « La poesía era como una hipnosis: me atraían los sonidos por un lado, y por el otro, el misterio de algunas palabras incomprensibles », extrait de ELOY MARTÍNEZ, T. (1992): «La voz entera. Entrevista a Juan Gelman», dans N. Giraldi Dei-Cas et M. Guillemont (dirs.) (2006) : Juan Gelman : écriture, mémoire et politique. Actes de la journée d'études du 29 octobre 2004. Université Lille 3. Paris: Indigo et Côté femmes, p. 186.

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