Antonio Machado

Antonio Machado (à ne pas confondre avec Antonio Machado)

Antonio Machado est un des plus grands poètes espagnols du 20e siècle. Son œuvre est simple et grave, empreinte de réflexion philosophique et d’une certaine spiritualité. Pendant la guerre civile de 1936-39, Il mettra son talent au service du peuple, contre l’instinct de mort des franquistes.  Plusieurs de ses œuvres, dont Campos de Castilla (1912) et Juan de Mairena (1936) ont été traduites en français.

Mi infancia son recuerdos de un patio de Sevilla,
y un huerto claro donde madura el limonero;
mi juventud, veinte años en tierras de Castilla;
mi historia, algunos casos que recordar no quiero.

Mon enfance, ce sont des souvenirs d'un patio de Séville
et d'un jardin clair où mûrit le citronnier;
ma jeunesse, vingt ans en terre de Castille ;
mon histoire, quelques épisodes dont je ne veux pas me souvenir.

 

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Voici le premier quatrain de « Portrait », poème de 1908 dans lequel Antonio Machado distille sa biographie, certains traits de sa personnalité, son projet poétique et même une affirmation qui, malheureusement, s'avérera prophétique.

En effet, le poète Antonio Machado a passé les quatre premières années de sa vie dans l'enceinte du Palais de las Dueñas de Séville, appartenant jusqu'à nos jours aux ducs d'Alba. Sa famille, pourtant, ne faisait nullement partie de la noblesse, mais d'une bourgeoisie libérale et instruite qui avait connu des jours meilleurs. Machado avait un lien de parenté éloigné avec le folkloriste Agustín Durán, autrefois directeur de la Bibliothèque Nationale espagnole : sa grand -mère était en effet la nièce de Durán. Son grand-père fut professeur universitaire de Sciences naturelles, vulgarisateur de Darwin, mais également maire de Séville et, finalement, gouverneur de la province. Son père, Antonio Machado Álvarez, fut aussi un folkloriste relativement connu ; sa mort, trop précoce, laissa sa famille accablée de soucis financiers.

Les premières contributions littéraires de Machado furent des proses satiriques publiées sous pseudonyme dans La Caricatura, en 1893. Ses voyages à Paris, en 1899 et 1902, lui permirent de faire la connaissance d'Anatole France, d'Oscar Wilde et de Rubén Darío. Ses lectures se multiplièrent, ainsi que ses poèmes : à son retour en Espagne, il en écrivit plusieurs pour les revues de l'école que l'on appelle modernismo, en particulier pour Helios, dirigée par Juan Ramón Jiménez.

Son premier livre, Soledades (1903), qui fit l'objet d'une diffusion très modeste, reprend plusieurs de ces poèmes. Ce recueil révèle un vaste monde intérieur : des endroits mythifiés – parmi lesquels la cour du Palais de las Dueñas –, des personnages sans identité précise, des dialogues avec le Soir ou la Nuit personnifiés. Ce sont des poèmes qui ont un air naturel, simple, et qui renferment pourtant un contenu cryptique, parfois d'une rare beauté.

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Ce fut apparemment son ancien instituteur, Francisco Giner de los Ríos (une personnalité alors célèbre et très respectée, fondateur de l'Institution Libre de l'Enseignement) qui lui proposa de passer le concours d'enseignant dans le secondaire. En 1907, Machado est nommé professeur de français dans le lycée de Soria. « La ville, nous dit Manuel Tuñón de Lara, est froide, grise, perchée sur des montagnes pelées, sans rien de particulier, si ce n'est la tour Renaissance du Gouvernement civil. Le Douro coule entre deux collines surmontées l'une d'un château, l'autre de l'ermitage de la Vierge du Mirón. Il descend souvent au bord du fleuve, la vieille demeure des Templiers est son but de promenade préféré. De là, il prend le chemin qui monte vers San Saturio, l'ermitage du patron de la ville ». Machado loue une chambre dans une pension modeste. Les propriétaires ont une fille, âgée de 15 ans, dont Machado – qui en a alors 33 – tombe amoureux. Elle s'appelle Leonor Izquierdo. Le mariage aura lieu un an plus tard, chahuté par les jeunes gens de Soria. Entretemps, il sillonne cette vaste région du plateau castillan, source d'inspiration pour les nouveaux poèmes qu'il est déjà en train d'écrire, qui s'éloignent de la poésie intimiste de son premier livre.

 

Retrato

Mi infancia son recuerdos de un patio de Sevilla,
y un huerto claro donde madura el limonero;
mi juventud, veinte años en tierras de Castilla;
mi historia, algunos casos que recordar no quiero.

Ni un seductor Mañara1, ni un Bradomín2 he sido
-ya conocéis mi torpe aliño indumentario-,
mas recibí la flecha que me asignó Cupido,
y amé cuanto ellas puedan tener de hospitalario.

Hay en mis venas gotas de sangre jacobina,
pero mi verso brota de manantial sereno;
y, más que un hombre al uso que sabe su doctrina,
soy, en el buen sentido de la palabra, bueno.

Adoro la hermosura, y en la moderna estética
corté las viejas rosas del huerto de Ronsard;
mas no amo los afeites de la actual cosmética,
ni soy un ave de esas del nuevo gay-trinar.

Desdeño las romanzas de los tenores huecos
y el coro de los grillos que cantan a la luna.
A distinguir me paro las voces de los ecos,
y escucho solamente, entre las voces, una

¿Soy clásico o romántico? No sé. Dejar quisiera
mi verso, como deja el capitán su espada:
famosa por la mano viril que la blandiera,
no por el docto oficio del forjador preciada.

Converso con el hombre que siempre va conmigo
-quien habla solo espera hablar a Dios un día-;
mi soliloquio es plática con ese buen amigo
que me enseñó el secreto de la filantropía

Y al cabo, nada os debo; debeisme cuanto he escrito.
A mi trabajo acudo, con mi dinero pago
el traje que me cubre y la mansión que habito,
el pan que me alimenta y el lecho en donde yago

Y cuando llegue el día del último vïaje,
y esté al partir la nave que nunca ha de tornar,
me encontraréis a bordo ligero de equipaje,
casi desnudo, como los hijos de la mar.



Portrait

Mon enfance, ce sont des souvenirs d'un patio de Séville
et d'un jardin clair où mûrit le citronnier;
ma jeunesse, vingt ans en terre de Castille;
mon histoire, quelques épisodes dont je ne veux pas me souvenir.

Je n'ai pas été un don Juan de Mañara1 ni un Bradomin2,
- vous connaissez bien mon accoutrement maladroit -
mais j'ai reçu la flèche qui m'a décochée Cupidon
et j'ai aimé des femmes tout ce qu'elles avaient d'accueillant.

Il y a dans mes veines des gouttes de sang jacobin,
mais mon vers jaillit d'une source sereine;
et plus qu'un homme averti qui possède sa doctrine
je suis, dans le bon sens du mot, bon.

J'adore la beauté et dans la moderne esthétique
j'ai coupé les vieilles roses du jardin de Ronsard;
mais je n'aime pas les fards de l'actuelle cosmétique
et je ne suis pas un de ces oiseaux du nouveau gay-piaillement.

Je dédaigne les romances des ténors creux
et le chœur des grillons qui chantent à la lune.
Par contre, je m'efforce de distinguer les voix de leurs échos
et parmi les voix je n'en écoute qu'une.

Suis-je classique ou romantique ? Je ne sais. Je voudrais poser
ma rime comme le capitaine pose son épée:
plus fameuse par la main virile qui la sert
que par tout l'art du forgeron.

Je parle avec celui qui toujours m'accompagne
- qui parle seul espère un jour parler à Dieu -
mon soliloque rhétorique avec ce bon ami
qui m'enseigna le secrret de la philanthropie.

Enfin, je ne vous dois rien; vous me devez tout ce que j'ai écrit.
Je me rends à mon travail et je paie avec mon argent
le costume que je porte et la demeure que j'habite,
le pain qui me nourrit et le lit de mes repos.

Et quand viendra le jour de l'ultime voyage,
quand le navire, qui ne doit jamais revenir, sera sur le point de partir,
vous me trouverez à bord, léger de tout bagage,
presque nu, comme les fils de la mer.


(Trad. Alice Gascar)


 
 
1 Le séducteur Miguel de Mañara, connu pour sa vie dissolue à Séville au 17e siècle, est à la base de la légende de Don Juan Tenorio, rendue célèbre par la pièce de théâtre de José Zorrilla.
2 Le marquis de Bradomín est un personnage de Ramón del Valle-Inclán, sorte de Don Juan sceptique (cf. Ly, 1194-1195).

 

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