La complexité linguistique de l'Europe occidentale au Moyen Âge

Tour-de-Babel

Multilinguisme, polyglossie, différenciation sociolectale, transvasements textuels

Au Moyen Âge, la situation linguistique de l'Europe occidentale se définit par des rapports complexes entre le latin (comme langue écrite et comme langue qui se maintient pendant quelques siècles, sous une forme évoluée, comme langue parlée) et les langues vernaculaires en voie d'émergence et d'élaboration. Les rapports qui se tissent entre les parlers en Europe occidentale mettent en jeu une vaste gamme de paramètres linguistiques et culturels et requièrent une réflexion approfondie sur l'utilisation de concepts tels que « multilinguisme » ou « diglossie ».

 

Construction de la tour de Babel

 

La situation linguistique actuelle de l'Europe occidentale a été façonnée, dans ses grands traits, au Moyen Âge1. Or, la reconstruction du « visage linguistique » de l'Europe occidentale médiévale – un exercice qui relève de la sociolinguistique (ou ethnolinguistique) historique, voire d'une « écologie des langues  » à orientation diachronique – est un travail d'une grande complexité, factuelle et conceptuelle. L'historien des « situations linguistiques du passé » (en Europe occidentale) est peu, et mal, servi par les « faits » : de certains peuples (ou « tribus ») qui ont vécu sur le sol de l'Europe occidentale entre la fin de l'Antiquité et la période carolingienne, on n'a guère de textes (même très brefs), et nos sources se limitent à des matériaux onomastiques (souvent difficiles à interpréter et à expliquer) et à des renseignements qu'on peut glaner chez des historiens, chroniqueurs ou « encyclopédistes » médiévaux qui, eux, ont écrit leurs textes en latin.

 

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Mais quel latin ? Il ne s'agit pas, ou plus, du latin classique « pur » – qui fut d'ailleurs une langue écrite par une petite élite –, mais soit d'une tentative peu réussie d'imiter celui-ci, soit, à défaut d'une affinité culturelle avec la langue classique, d'une mise par écrit d'un latin parlé, très diversifié, sur le territoire de ce qui était devenu, après 476, « l'Empire romain occidental ».

Delacroix

Ce territoire – celui de l'Europe occidentale – a été, à partir de la fin du 4e siècle, la scène d'une suite d'invasions et de migrations de peuples germaniques : Vandales, Wisigoths, Burgondes, Alamans, Ostrogoths, Angles et Saxons, Francs et Lombards. Ces invasions germaniques ont amené soit la disparition, ou le retrait, du latin dans certaines régions qui avaient été latinisées (= la Romania submersa, qui a fait place à des langues germaniques), soit des changements profonds du latin parlé dans les territoires qui sont restés romanisés (= Romania continua). Dans ces territoires romanisés, le latin (appelé « vulgaire », « tardif », parfois « mérovingien » ou encore « chrétien ») a perdu progressivement sa physionomie « latine » et a évolué vers du « proto-roman2 » diversifié selon les régions, où il fut exposé à des influences substratales et superstratales différentes selon les lieux. La documentation presque exclusivement latine que nous a léguée l'Europe occidentale médiévale, jusqu'à la période carolingienne, est non homogène dans sa (relative) « latinité » : elle masque une multiplicité de groupes linguistiques parlant – parfois en conjonction avec, ou dans un rapport de subordination à des parlers germaniques, celtiques ou, dans certains confins, des parlers d'origine ibérique, et peut-être rhétique – des variétés linguistiques remontant au latin qui s'était implanté, par l'administration, par l'école et par le commerce, dans les provinces occidentales de l'Imperium Romanum. Isidore de Séville [env. 560-636], dans le livre IX de ses Etymologiae3, nous donne une certaine idée de la bigarrure ethnique et linguistique de l'Empire romain occidental.

Eugène Delacroix, Attila et ses hordes



1 Pour une orientation générale, très accessible, voir Ph. Wolff, Les origines linguistiques de l'Europe occidentaleWestern Languages AD 100 - 1500 (London, 1988)]. On trouvera de plus amples informations dans E. Banfi (éd.), La formazione dell'Europa linguistica : le lingue d'Europa tra la fine del I e del II millenio (Firenze, 1993).
2 On ne peut entrer ici dans une discussion terminologique sur le contenu de désignations comme « latin vulgaire / latin tardif », « proto-roman / roman commun », ni dans une discussion, bien plus complexe encore, sur la question « Quand a-t-on cessé de parler le latin (en Gaule / en Espagne / etc.) ? ». Les latinistes et romanistes adoptent des positions parfois très divergentes sur la survivance du latin (parlé), sur la chronologie de l'apparition des langues romanes, voire sur la pertinence de la distinction entre « latin vulgaire » et « proto-roman ».
3 « De linguis, gentibus, regnis, militia, civibus, affinitatibus ». Notons que saint Isidore traite d'abord des langues et ensuite des peuples (gentes) : selon lui, « les peuples ont pris leur origine à partir des langues », et non l'inverse.

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