Plurilinguismes à la Renaissance italienne

Mais la vraie impulsion européenne au mot chiaroscuro est donnée par Giorgio Vasari, le premier historien de l'art italien, consulté par les collectionneurs de toute l'Europe, qui l'emploie à plusieurs reprises dans deux sens distincts : celui de peinture monochrome, en noir et blanc, mais aussi celui d'effet fondé sur l'opposition de couleurs différentes dans la lumière et dans l'ombre, pour donner du relief à une forme peinte. C'est dans cette seconde acception que le chiaroscuro aura des développements importants et multiples dans l'histoire de la peinture moderne ; c'est à partir de Vasari que le mot surgit dans d'autres langues d'Europe, qui copient ou calquent la structure italienne : clair-obscur en français, claroscuro en espagnol, chiaroscuro en anglais.

vasari

Le deuxième exemple que je voudrais évoquer ici, celui de quadro, suit une trajectoire inverse à celle de chiaroscuro. Plusieurs dictionnaires étymologiques italiens attribuent à Vasari le premier emploi du mot, avec la signification de ‘peinture réalisée sur un support autonome, souvent de forme rectangulaire'. Mais d'autres attestations, antérieures à 1550 (l'année de la première édition des Vies de Vasari) – notamment un inventaire siennois de 1500 répertoriant « un quadro de Notre-Dame posé dans le tabernacle » –, semblent plutôt indiquer une provenance espagnole du mot cuadro, attesté dès le Moyen Âge dans la péninsule ibérique dans le sens spécifique de ‘peinture'.

vite

Un témoignage intéressant, lui aussi antérieur à 1550, nous vient des lettres du Titien, qui l'emploie à partir de 1530, surtout dans sa correspondance avec la cour espagnole, aussi sous la forme quadretto. Alors donc que l'Europe de la peinture devient de plus en plus une, soit par l'unification du marché, soit par l'affirmation d'une terminologie technique uniforme à base gréco-latine, le mot italien quadro tend vers l'espagnol et s'éloigne du reste de l'Europe, qui conserve les mots traditionnels et génériques : fr. tableau, peinture, angl. picture, allem. Malerei, Gemälde.

Portrait de Giorgio Vasari par Giuseppi Dala

Le dernier exemple, tiré également de la correspondance de Titien, est celui du mot paesaggio, qui est employé dans le sens de ‘tableau dont le sujet principal est le paysage', justement dans une lettre du peintre vénitien au prince d'Espagne Philippe II, datée du 11 octobre 1552. L'expression pittura di paese, ou plus simplement paese, avait servi jusque-là à indiquer des tableaux donnant une part importante, mais non exclusive, à la description d'un paysage. Mais par le néologisme paesaggio – qui doit avoir transité par la forme française paysage – Titien élève ce type de représentation à un niveau supérieur, par sa technicité terminologique, et par la conscience du genre dont il témoigne. La reconnaissance de Titien comme « maître du paysage » est témoignée dans la lettre qui lui fut envoyée en mars 1567, depuis Liège, par Dominique Lampson, dans laquelle l'humaniste flamand parle des « selvatichezze de' vostri paesaggi », dont il dit qu'ils n'ont pas de rival.

Dans tous les cas mentionnés, qu'il s'agisse de mots tirés de la tradition, mais profondément renouvelés dans leurs sens, ou de termes importés d'autres langues, entrées en contact avec l'italien par le biais d'artistes fréquentant les milieux les plus divers, le plurilinguisme est l'humus sans lequel les racines linguistiques et culturelles de l'Europe n'auraient pas pu s'épanouir.

 

Langue de l'art et langue de la politique

Deux derniers cas illustrent très bien, à mon sens, la créativité lexicale engendrée par les « contaminations » entre domaines différents du savoir, et qui est grandement favorisée par l'attitude plurilingue et pluriculturelle de l'homme de la Renaissance.

Titien

Le premier exemple nous vient de la portée « politique » d'un terme généralement attribué au domaine artistique. Il s'agit du mot ritratto, ‘portrait' - participe passé du verbe ritrarre, ‘dégager, extraire' - qui, de nos jours, indique un genre de peinture qui a atteint son plus haut niveau esthétique et technique à la Renaissance. Dans la correspondance de Guichardin, ritratto intervient dans des expressions comme « Nous apprécions l'œuvre que vous avez menée en exécution de nos ordres, et le ritratto que vous nous avez fait de Sa Majesté [le roi d'Espagne] » (lettres de Dix de Balie à Guichardin, du 30 décembre 1512), ou bien « Votre Seigneurie pourra en juger par la nature de ce ritratto. Je vous ai écrit tous les détails, afin que vous puissiez juger de sa véridicité » (lettre de Guichardin à Goro Gheri, du 30 novembre 1516). Ici, le ritratto est le résultat d'une opération qui engage le regard et la perspicacité de l'observateur ; cette opération fait apparaître ce qui n'est pas manifeste, synthétise les éléments observés, et ce qu'on retire de l'observation - le ritratto, justement - est soumis à l'analyse des décideurs, qui sauront prendre les résolutions appropriées, en appliquant leur prudenza. Dans ses usages diplomatiques, donc, le mot ritratto désigne la quintessence de ce que l'œil attentif peut capter : c'est précisément ce que les grands auteurs de portraits, tels que Titien ou Tintoret, réussiront à faire sous leurs pinceaux, en soumettant à l'intelligence de leurs spectateurs une image déjà élaborée par leur regard perspicace, et non simplement une reproduction passive de la réalité.

Le Titien, Ritratto di Carlo Quinto con perro

Un dernier exemple : le mot licenza, tel que Vasari l'emploie, et qui sera adopté aussi en français comme terme technique du langage artistique, est directement tiré du vocabulaire de Machiavel. Pour Vasari, c'est Michel-Ange qui interprète au mieux cette nouvelle manière artistique, qui consiste à obtenir un « ordre composite », à la fois respectueux des règles et des exigences d'équilibre esthétique imposées par les pratiques anciennes – surtout en architecture –, et en même temps à dépasser la monotonie de ces règles par l'introduction de solutions plus fantaisistes, plus libres (le chef d'œuvre de cette nouvelle manière est, selon Vasari, la sacristie de l'église de San Lorenzo à Florence). La licenza michelangelesque plut aussitôt à ses contemporains, car il avait ainsi, écrit Vasari, « rompu les liens et les chaînes des choses qu'ils continuaient de faire par habitude ». Or, ce même mot se retrouve dans les lettres de Guichardin et dans les écrits de Machiavel, avec une acception particulière, surtout chez ce dernier : dans la vie des états, la licenza, la liberté excessive, est portée par le peuple, souvent incontrôlable ; mais devient extrêmement fort un gouvernement bien ordonné par les règles, et dont les institutions prennent en compte la nécessité de gérer cette licenza. Vasari transfère donc cette notion politique dans le domaine de l'art : la licenza est potentiellement une force désagrégeante ; mais lorsqu'elle est encadrée par les lois de la régularité et de l'équilibre, elle permet le dépassement des habitudes qui n'ont plus aucune vitalité, et conjure la décadence : la seule décadence possible viendrait de l'artiste qui arrêterait de progresser et qui se contenterait de suivre pédantesquement la tradition. Dans ce sens, Vasari rejoint Machiavel et Guichardin lorsqu'ils affirment la nécessité d'adapter le jugement – historique et politique pour eux, artistique pour lui – à la « qualità dei tempi ».

 

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