Des journées entières... dans Duras

« Traîner derrière soi une contrée de désespoir »

detruire

Faut-il s'étonner, dès lors, que l'œuvre soit dominée par le souvenir, le regret et le désespoir surtout ? Les images de désastre s'y multiplient indéfiniment : ruptures, abandons, morts, plage et villes incendiées de S. Thala, Calcutta et les cris des lépreux, Nevers déchirée par l'absurdité d'une guerre, casino bombardé de T. Beach, Hiroshima angoissée par l'apocalypse atomique et le rectangle blanc de l'Appel Platz du camp de concentration d'Aurélia Steiner.

Exclue du Parti Communiste Français depuis 1950 et ne cessant d'intervenir contre le communisme étatique (dans Le Camion ou L'Été 80), l'auteur revendique haut et fort  une appartenance à la gauche de la gauche et nous parle « des sombres temps » que nous vivons : colonialisme, holocauste, bombe atomique, famine, pauvreté... dans un cheminement qui va du désespoir à la révolte. Ainsi son écœurement devant les vieilles espérances – et d'abord le marxisme – interdit-il tout antidote : « C'est-à-dire que non seulement je désespère de la société, mais je désespère de la révolution. » (Les Parleuses) ou encore : « Que le monde aille à sa perte, qu'il aille à sa perte, c'est la seule politique. » (Le Camion).

Évitant une littérature engagée à la Bernanos (une réflexion métaphysique ou politique sur le mal), elle se révolte contre l'état du monde. « Être de gauche », déclare-t-elle, en 1985, à L'Autre journal, « c'est voir. Souffrir, ne pas pouvoir éviter la souffrance (...) C'est avoir traîné derrière soi une contrée de désespoir ».

Au fil du temps, les déceptions idéologiques se sont radicalisées et ont trouvé un terrain favorable chez cette ardente militante qui dénoncera sans relâche dans ses livres, comme dans sa pratique journalistique, l'intolérable des injustices sociales, s'intéressant aux banlieues, aux parias, aux marginaux, aux détenus, aux étrangers, aux sans-logis ou aux très pauvres (relire, sur ce point, l'admirable nouvelle « Le coupeur d'eau » – dans La Vie matérielle – nouvelle que les frères Dardenne ont eu, un temps, le souhait de porter à l'écran), dans une sorte de solidarité planétaire abstraite avec les victimes de partout.

Devant l'injustice, Duras se montre d'une grande sauvagerie : « J'ai eu la chance d'être reléguée au rang des indigènes, déclare-t-elle, c'est sans doute pour ça que j'ai écrit ». L'asocialité s'en trouvera valorisée : celle de l'auteur d'abord, femme libre et non conventionnelle, celle de ses créatures aussi, comme Lol, Nathalie Granger ou l'homosexuel de La Maladie de la mort, pour ne prendre qu'eux. Le nihilisme qui préside à sa démarche, Duras le projette sur ses personnages qui se suicident, sont dévastés par la douleur ou s'identifient à leur désir de massacre. Elle écrira ainsi, dans la suite de mai 68, un livre au titre bien explicite : Détruire, dit-elle (1969), tandis qu'elle prête des demandes et des accès de violence à beaucoup de ses personnages. Lesquels, comme elle, incarneront cependant cette « charité sévère » dont parle Lacan,  parce qu'ils se mettent à souffrir de et dans la proximité de la souffrance d'autrui.

Sublimation du désir, violence de l'amour absolu

Tous et toutes l'ont dit et redit déjà, la passion, l'amour fou (comme chez les grands romantiques et les surréalistes) constitue un des thèmes majeurs de l'œuvre, mais aussi sa tonalité. Chez Duras, à côté d'une attention au quotidien et à la beauté des choses, comme chez Colette, par exemple ; à côté d'une réflexion sur le politique et les rapports de pouvoir, comme chez Beauvoir, il y a cette rage, cette volonté calme et forcenée à la fois d'être constamment dans l'excès : « il faut être débordée, c'est la seule morale » dit-elle.

Ses créatures (hommes ou femmes) sont le plus souvent caractérisées par la passion amoureuse (rêvée, vécue ou perdue), thème devenu obsolète aujourd'hui par rapport à la place faite au sexe dans la Littérature. Aucune mièvrerie cependant dans ce choix : avec Duras désir et amour s'équivalent : « si on n'a pas connu la passion physique, on ne connaît rien », déclare-t-elle. Ici, le désir est de l'ordre de l'emportement : ainsi relate-telle des épisodes personnels où la brutalité physique faisait partie intégrante des moments passionnels : « (...) on était les mêmes face à cette étrange disposition de notre désir. Ça a été encore la folie pendant tout l'hiver. Après, c'est devenu moins grave, une histoire d'amour. » (La Vie matérielle). Ainsi racontera-t-elle, dans un texte à l' « érotisme noir », à l'époque très contesté par les féministes, comment une femme désire être frappée par amour : « Ils sont couchés dans le couloir...(...). Et puis elle dit qu'elle désire être frappée, elle dit au visage, elle le lui demande, viens. Il le fait (...) La main gifle la naissance des lèvres puis, de plus en plus fort, elle gifle contre les dents. Elle dit que oui, que c'est ça. Elle relève son visage afin de l'offrir mieux aux coups (...) » (L'Homme assis dans le couloir). 

amant

Et c'est là qu'on voit qu'elle s'arrache à l'insignifiance ou au dérisoire des clichés qu'elle semble parfois reprendre aux  romans platement sentimentaux ou aux textes porno-érotiques, pour les faire entrer en collision. Ses écrits s'essayent, non sans ambiguïté, à renouveler l'éprouvé de l'affect, et de le parler autrement. Tantôt avec la liberté que se donnent alors les femmes émancipées des années 50-60, « On s'était connus dans une fête à Noël, où j'avais décidé d'aller seule pour trouver un amant, un soir » (La Vie matérielle), tantôt dans le sentimentalisme le plus fleur bleue...  Duras offre sans doute l'exemple d'une écriture qui a parfois atteint à sa propre parodie, reprenant, mais pour les abattre, les éléments traités par les romans et les films d'amour ou les feuilletons à l'eau de rose : « Et puis il n'avait plus su quoi lui  dire. Et puis il le lui avait dit. Il lui avait dit que c'était comme avant, qu'il l'aimait encore, qu'il ne pourrait jamais cesser de l'aimer, qu'il l'aimerait jusqu'à sa mort. » (finale de L'Amant) ou encore « Il est impossible de vivre sans amour aucun, même s'il n'y a plus que les mots, ça se vit toujours. La pire chose c'est de ne pas aimer, je crois que ça n'existe pas » (La Vie matérielle).

Comme dans l'amour courtois, les amants se retrouvent séparés par le sort (la mort, la distance, les engagements antérieurs) qui  donnent un surcroît d'intensité à ces relations impossibles. Inhérent à ce type d'amour violemment romantique, le désir d'éternité ou la volonté d'éterniser le désir, en en rendant la réalisation impossible, est incessant :

    « - Peut-être que c'est possible que tu restes.

       -Tu le sais bien. Plus impossible encore que de se quitter. » (Hiroshima)

Ce qui permettrait d'approcher aussi le thème de l'inceste fantasmé (avec le frère ou avec le père) et tabou, auquel  six livres de Duras, au moins, semblent explicitement voués : deux versions d'Aurélia Steiner, Un Barrage contre le Pacifique, Agatha, L'Amant et L'Amant de la Chine du Nord.

Impossible absolu que l'on retrouve aussi dans Le Navire Night où les êtres ne veulent se rencontrer qu'au téléphone, sans contact autre que leurs voix sans voir.

Dans l'amour-passion, dit le psychanalyste Christian David, on est « amoureux de l'amour même », plus que d'une personne précise. « Aucun amour ne peut tenir lieu de l'amour », dit-on dans Les Petits Chevaux de Tarquinia ou ceci : « Je te rencontre. Je me souviens de toi » (Hiroshima...) et davantage encore, on s'invente des objets d'amour : « C'est en l'attendant, lui, que je vous écris. C'est tremblante du désir de lui que je vous aime. Je les rassemble à travers vous et de leur nombre je vous fais. Vous êtes ce qui n'aura pas lieu et qui, comme tel, se vit. » (Aurélia Steiner).

chevaux

Il est vrai que, depuis ses premiers romans « sentimentaux » (Le Marin de Gibraltar (1952) et Les Petits Chevaux de Tarquinia (1953), les notations psychologiques banales se sont faites de plus en plus rares. La jeune Lola Valérie Stein (Lol),  qui s'est fait « voler » son fiancé lors de la soirée du bal de S. Thala, et qui l'a vu partir avec une autre femme pour toujours, en devient démente. Elle déclarera que « Dans un certain état toute trace de sentiment est chassée »  (Le Ravissement de Lol V. Stein). Et la forme de sensibilité à laquelle elle atteint s'oppose à ce que Duras nomme la « graisse des sentiments » : elle dissout l'idée même de séduction ou de rivalité érotique. Pour n'être plus qu'anesthésie par trop de souffrance ou pour n'être plus que douleur pure. Ainsi, Anne-Marie Stretter "se donne à qui veut d'elle", dans India Song et Isabelle Granger souffre d'aimer son enfant à la folie (Nathalie Granger). Aucune stéréotypie du sentiment, on le constate, mais la révélation d'états étranges, au-delà ou en-deçà de la douleur, associés à une sublimation, à une idéalisation du désir. Quelque chose ici l'outrepasse, élève l'anecdotique à la hauteur du mythologique ou du sacré et crée comme une épaisseur métaphysique : « Elle s'avança vers lui d'assez près pour que leurs lèvres puissent s'atteindre.  Leurs lèvres restèrent l'une sur l'autre, posées, afin que ce fût fait et suivant le même rite mortuaire que leurs mains, un instant avant, froides et tremblantes. Ce fut fait.  (...) - Je voudrais que vous soyez morte, dit Chauvin. - C'est fait, dit Anne Desbarèdes. » (Moderato Cantabile). Ce qui n'empêche pas la survenue, dans les écrits autobiographiques, comme dans les textes de fiction, de gestes décrits très crûment. « Elle embrasse. Là où règne l'odeur fétide elle embrasse, elle lèche. » (L'Homme assis dans le couloir) Il ne s'agit pas de lire cette apparente contradiction en termes chronologiques : l'écrivain plus âgé se projetant dans des amours où le corps à corps amoureux serait moins acceptable... non, la première version de L'Homme assis... est de 62, deux ans avant Le Ravissement...  Et faire cohabiter amour courtois et platonique et désir très physique tient du paradoxe. Mais Duras ose tout... Comme elle ose avouer son goût très vif pour Piaf, « Capri, c'est fini », la danse, Bach et les Variations Diabelli ...

L'écrivain ne se livre aucunement à de l'analyse psychologique : elle montre que l'imaginaire de l'amour est lié ici à la violence de l'éprouvé, qu'il mène à un monde de l'excès recherché. Pour Duras, comme pour Proust, le sujet-objet est "un support passager" pour l'amour ou le désir (cf. Les Parleuses).

On est évidemment bien loin de l'image de l'auteur pour midinettes cultivées que l'on a voulu donner de l'écrivain.

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