Des journées entières... dans Duras
© Hélène Bamberger - Éditions de Minuit
DURAS Hélène Bamberger

L'œuvre de Marguerite Duras est indissociable de sa vie. En recherche constante de l'impossible, de l'absolu, elle crée des personnages hantés par la séparation et l'oubli, dévastés par la douleur et le désespoir, fous de passion et dépassés par la violence du désir. Son œuvre fascinante, tantôt encensée, tantôt dénigrée, a profondément marqué la littérature, mais aussi les critiques et chercheurs universitaires.       

Si la notoriété d'un écrivain peut faire de l'ombre à ses écrits, alors, nous nous trouvons, avec Duras, dans un cas de figure exemplaire. L'auteur scandaleux de La Pute de la côte normande, celle qui s'affichait, à plus de 75 ans passés, avec un jeune compagnon, Yann Andréa, qui avouait sans fard son alcoolisme, son goût pour l'argent et les diamants, peut faire sourire ou, pis encore, agacer. Elle n'a pas manqué de détracteurs (drôles comme Pierre Desproges ou San-Antonio) ou sentencieux comme Angelo Rinaldi et tant d'autres...

Hypermédiatique, photographiée, indécente dans ses propos médiumniques à propos de Christine Villemin, la mère du petit Gregory noyé dans la Vologne (avec son article dans Libération, dont le titre a fait scandale « Sublime, forcément sublime »), mettant en scène ses maisons et ses amours, affichant son soutien à François Mitterrand en créant même une revue pour l'aider en 80-81 (L'Autre Journal, dirigé par Michel Butel), racontant sa prise de conscience tardive pendant la guerre, puis la déportation de son mari, Robert Antelme, puis son adhésion au parti communiste, au féminisme, à mai 68, aux luttes anti-colonialistes, elle intrigue et surprend sans cesse. Romancière timide, à ses débuts influencée par l'existentialisme, les romancières anglaises, Hemingway et Faulkner, elle a commencé par écrire des histoires de couples saisis par le malaise et le désamour (Les Petits Chevaux de Tarquinia), avant d'aborder l'autofiction (Un Barrage contre le Pacifique), et de se faire vraiment connaître avec Le Square et surtout Moderato Cantabile. Ses textes ont séduit très vite des réalisateurs (Peter Brook, René Clément) qui porteront ses livres à l'écran, tandis qu'elle abordera plus personnellement le cinéma avec la commande de collaboration que lui fait Alain Resnais pour Hiroshima mon amour et sera la scénariste d'Une aussi longue absence d'Henri Colpi. Elle ne cessera ensuite de faire se succéder écrits pour le théâtre, romans ou textes divers, et films de plus en plus personnels, expérimentaux, de moins en moins liés aux circuits de production habituels. Si elle fascine par la force d'un imaginaire obsessionnel hanté par l'amour-passion, l'impossible et le tragique, c'est aussi qu'elle invente un monde, entre le prosaïque quotidien et le poétique.

Féministe, elle cherche à dire « l'enfermement et le silence des femmes » et participe aux manifestations diverses qui entourent la naissance des mouvements de femmes en 1968, participe au Manifeste dit « des 343 salopes » (1971) pour le droit à l'avortement et collabore à des revues comme Sorcières : elle crée aussi des personnages féminins, atypiques et forts, hantés par des formes d'asocialité ou d'amoralisme (ainsi, la Française d'Hiroshima... dira : « J´avais faim. Faim d´infidélités, d´adultères, de mensonges et de mourir. Depuis toujours. »)

Elle procède aussi, et de façon vertigineuse, au recyclage de ses propres textes et ce, jusqu'au ressassement (Le Vice-consul, roman, devient ainsi India Song, texte, théâtre, film) ; L'Amant (prix Goncourt en 1984), texte proche de l'autobiographique, est réécrit sous une forme ciné-romanesque, car Duras ne supporte pas l'adaptation filmique qu'en a faite Jean-Jacques Annaud. Elle se livre aussi à des réécritures personnelles  de Musil (Agatha), de Racine (Césarée), du Tolstoï d'Anna Karénine et de Mme de La Fayette pour La Princesse de Clèves (la scène du bal dans Le Ravissement de Lol V. Stein doit beaucoup à ces deux derniers romans). Elle se fait rédactrice de journalisme mondain pour Vogue (elle y donne des portraits de Bardot, de Delphine Seyrig, de Madeleine Renaud, par exemple) et de journalisme engagé pour France-Observateur, notamment; elle est évidemment un important  écrivain de théâtre (dès 1959, avec Les Viaducs de la Seine-et-Oise, et puis La Musica, L'Amante anglaise, Savannah Bay, pour ne citer que quelques titres dans la vingtaine des textes produits), la traductrice-adaptatrice de quelques pièces d'Henry James et de Strindberg, et préfacera également La Mouette de Tchékhov, L'Opoponax de Monique Wittig, Hôpital Silence de Nicole Malinconi...    

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Tournage de Nathalie Granger

Parfois associée au Nouveau Roman, elle reste l'amie de Jérôme Lindon, mais refuse l'étiquette qui aidera les écrivains de Minuit, et sera fidèle à plusieurs éditeurs : Minuit, bien sûr, mais aussi P.O.L. et Gallimard. Avec les succès répétés, viennent l'arrogance et les jugements définitifs (Michel de Certeau parlera d'une Pythie installée sur son trépied), au point que Philippe Besson pourra écrire à son propos : « c'est de la mégalomanie incontinente ». Certes, à partir des années 80, elle se montre souvent insupportable, avec cette manière de dire « je sais », tout en contestant les savoirs, avec sa façon de n'accepter aucune critique. Cela lui vaudra l'entartage de Noël Godin à Louvain, en 1969. Physiquement, petite et tassée, elle finit par être un mixte d'Édith Piaf et d'Agnès Varda... ce qui n'enlève rien à son curieux magnétisme.  Mais peu importe, ses écrits, eux, demeurent marqués du sceau d'une singularité que dominent l'inquiétude, la dépression et la détresse. Elle fréquente, parfois depuis les années de guerre, Blanchot, Queneau, des Forets, Michel Leiris, Edgar Morin, Claude Roy, Jean-Luc Godard, et possède son petit clan d'acteurs fétiches (Sami Frey, Michael Lonsdale, Delphine Seyrig, Jeanne Moreau, Gérard Depardieu, Madeleine Renaud, Bulle Ogier, etc.). Admirée par Lacan, Julia Kristeva  et tout ce que le féminisme compte d'intellectuelles avancées (Marcelle Marini, Monique Schneider...), ses textes bénéficieront des commentaires de penseurs importants de notre temps : Jacques Lacan et Maurice Blanchot (qui écrit une extraordinaire analyse du Square, intitulée « La douleur du dialogue ») qui consacre un tiers de son essai, La Communauté inavouable à La Maladie de la mort.

 Son ascendant et son prestige sont tels qu'elle provoque aujourd'hui encore plus de livres et de thèses qu'aucun autre écrivain français de la fin du 20e siècle. Bref, c'est une légende qu'elle alimente d'ailleurs dans une autopromotion intelligente (émissions spéciales comme chez Pivot, films tournés chez elle, à Neauphle ou à Trouville, mise en scène d'elle-même dans des photos, dans des films tournés dans sa maison, dans des entretiens filmés, comme avec Michèle Porte ou Dominique Noguez).

Caricaturée (Patrick Rambaud écrit, sous le pseudo limpide de Marguerite Duraille, deux pastiches intitulés Virginie Q. (1988) et Mururoa mon amour (1996)), elle est portée aux nues aussi par celles et ceux qui disent avoir profondément subi son influence, de Nicole Malinconi à Philippe Vilain, en passant par Camille Laurens qui déclare : « elle n'écrit pas sur les femmes, elle écrit depuis les femmes, toutes peuvent s'y reconnaître, dans le murmure comme dans le cri, dans le plaisir, la douleur ou la révolte; son œuvre est en prise directe avec la différence sexuelle, sa langue est neuve, littéralement inouïe. » ou encore Atik Rahimi, l'Afghan, qui dit avoir appris à écrire le français dans Duras.

La  bibliographie critique est, on s'en doute, pléthorique, tout comme les numéros spéciaux de revues (dont les prestigieux Cahiers de l'Herne en 2010), et les traductions de l'œuvre en plus de 40 langues ; il faut y ajouter toutes les rééditions en poche, souvent accompagnées de textes critiques. L'œuvre  théâtrale est constamment jouée, ses films font les beaux jours de festivals où le nom de Duras apparaît comme lié à l'avant-garde underground, ses romans peuvent désormais être écoutés sur CD (Fanny Ardant, Catherine Deneuve ou Emmanuelle Riva leur prêtent leur voix). Existent des ‘Rencontres Duras' à Duras (petite ville d'origine de son père, qui lui a fourni son nom de plume), des sites officiels, des colloques à ne savoir où donner de la tête...

Et que sera-ce en 2014, année de commémoration de la naissance de l'écrivain ?

Pourtant  l'oeuvre résiste : elle résiste au temps, mais elle résiste aussi à des interprétations trop générales ou trop superficielles.

Cette  langue particulière, parfois étonnamment a-grammaticale et envahie par les  néologismes (« la différence inexistait »), ces thèmes toxiques et souvent proches de l'expression d'une profonde dépression, la violence recherchée, y compris dans l'amour, la quête de l'absolu et d'états-limites, l'occupation par l'auteur de divers champs artistiques ou textuels, en ce compris le poétique, en font un écrivain insituable, dont le « réalisme » conjugue situations et personnages vraisemblables dans une prose qui ose parfois se montrer musicale, et qui ressemblerait à une mélopée ou à un poème : qu'on se souvienne du monologue initial de la Française dans Hiroshima... et du ton récitatif et incantatoire d'Emmanuelle Riva.

« Tu me tues.

Tu me fais du bien. (...)

Je te rencontre.

Je me souviens de toi. (...) Je t´attendais dans une impatience sans borne, calme.

Dévore-moi. Déforme-moi à ton image afin qu´aucun autre, après toi, ne comprenne plus du tout le pourquoi de tant de désir. »

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Fascinant personnage, que les diverses biographies à elle consacrées (Laure Adler, Jean Pierrot, Jean Vallier), que les témoignages (Jean-Marc Turine, 5, rue Saint-Benoît, 3e étage gauche), que les divers films d'interviews (de Desgraupes à Pivot, en passant par Dominique Noguez et Jérôme Beaujour) ou de « films sur les films » (Duras tourne par Jean Mascolo), que les photos faites pour le livre et le film de Michèle Porte, Les Lieux de Marguerite Duras, ou d'Hélène Bamberger, Marguerite Duras de Trouville (offertes en cartes postales sous coffret chez Minuit), que les centaines d'heures d'interviews réalisées par elle et rééditées en CD par Jean-Marc Turine (sous le titre Le Ravissement de la parole), ainsi que la publication posthume (et discutable) de ses recettes de cuisine par son fils, Jean Mascolo (La Cuisine de Marguerite) et de ses Carnets de la guerre et autres textes (préparant les fragments qui composeront La Douleur) ne parviendront pas à cerner vraiment. Quoi qu'on fasse, elle échappe et l'on ne peut englober dans le même geste critique près de cinquante années d'écriture(s). Mais, diront beaucoup de jeunes écrivains, comment écrire après elle sans en être marqué(e) ?

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