Des journées entières... dans Duras

Panthéonisation littéraire

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S'il est convenu de saluer la publication d'un écrivain dans la collection de la Pléiade comme une consécration, on ne peut que se poser la question de l'utilité de « consacrer », comme l'avait fait, jadis, le Jury Goncourt, un écrivain qui l'est déjà. Mieux encore, qui est quasiment sacralisé... Est-il besoin de dire qu'aujourd'hui ses pièces sont jouées  et que ses livres sont enseignés dans les cursus d'études de lettres françaises (Le Ravissement... et Le Vice-Consul figuraient au programme de l'agrégation 2005-2006). Entrant dans ce que d'aucuns ont nommé la Rolls Royce de l'édition, l'œuvre de Duras fait là sans doute l'objet d'une panthéonisation littéraire (la collection de La Pléiade conférant un label de « texte classique » à ce qu'elle publie), en même temps qu'elle sert sans doute aussi des intérêts éditoriaux : le battage fait autour du tirage de ces deux premiers volumes (tirage qui serait de 14.000 ex., alors que l'habitude est de 12.000, pour Vian, pour Claude Simon, par exemple), semble indiquer que la France prépare sans doute, pour Duras,  une « célébration nationale ». Ceci dit, il est difficile, pour les universitaires, de considérer cet adoubement dans sa fonction légitimante (c'était déjà fait), d'autant qu'un des grands écrivains de cette seconde moitié du siècle, Samuel Beckett ne semble pas faire partie des projets... Pour Simenon, en 2003, Antoine Gallimard  avait tenu des propos pour le moins ahurissants sur le risque qu'il y avait à le faire entrer dans la « PRESTIGIEUSE » (toujours accoler cette étiquette lorsqu'on parle de la Pléiade) collection... risque nul, évidemment, et qui n'apporta pas, semble-t-il, de lecteurs nouveaux à l'auteur de Pedigree.

Ici encore, il s'agit de préparer le barnum d'une commémoration (celle du centenaire de la naissance de l'auteur en 2014), puisque deux autres volumes consacrés à Duras sortiront en... 2014. L'idée – curieuse – a consisté à donner la direction de l'entreprise à Gilles Philippe, professeur à Paris III et  spécialiste de Sartre, directeur, par ailleurs, d'un volume Pléiade Camus et d'un volume Bataille dans la même collection. On peut s'étonner de ce choix, puisqu'on connaît l'aversion que portait Duras à Sartre, comme en témoignent maints propos et, notamment, l'entretien  Duras-Pivot : « Des gens très très célèbres, pour moi, n'ont pas écrit. Sartre, il n'a pas écrit. Pour moi il n'a pas su ce que c'était, écrire (...). Je dirais que Maurice Blanchot écrit, Georges Bataille a écrit... Mais, vous savez, ce n'est pas un jugement de valeur que je porte là. Il y a des gens qui croient écrire, et puis des gens qui écrivent ».

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Mais on doit, par honnêteté intellectuelle et en oubliant comment se crée la plus-value littéraire, se poser la question de l'apport de cette réédition (qui vient après des publications remarquables en coffrets, après des republications avec commentaires en Folio)  dont une des vraies personnes éditrices (personnes jamais – ou à peine – citées dans les comptes rendus où il n'est question que du « directeur ») rapportait récemment avoir été traitée sans beaucoup d'égards, et avoir été censurée dans son analyse trop fine par un des responsables de la collection lui ayant rappelé que le public cible était « le notaire de province ».

Car apport scientifique il y a. Et majeur. Absolument. Et l'on ne peut que s'incliner devant le travail de commentaire et de recherche considérable qu'ont accompli quelques spécialistes (Bernard Alazet, Christiane Blot-Labarrère, Marie-Hélène Boblet, Brigitte Ferrato-Combe, Robert Harvey, Julien Piat, Florence de Chalonge, Sylvie Loignon) sur la base des archives Duras confiées à l'IMEC et qui permettent réellement de connaître des aspects vraiment neufs du « comment écrivait-elle ? » pour la période 1943-1973 que couvrent ces deux premiers volumes Dans un appareil critique assez classique, les éditeurs ont ré-historicisé les écrits de Duras, puisqu'en republiant ses écrits (tous genres confondus) dans l'ordre chronologique de leur parution, ils montrent  comment se sont constitués un imaginaire (Alazet expliquera, par exemple, la triangulation de l'amour chez Duras, dès ses débuts, dès Le Marin de Gibraltar ) et une écriture qui s'est cherchée en renonçant à des influences d'époque pour aboutir au lapidaire du ton personnel. Véritable besogne d'historien de la littérature avec étude de la genèse des œuvres (qui permet, par exemple, de voir que Le Ravissement..., initialement conçu pour le théâtre, migre vers le scénario, puis devient finalement le roman que l'on sait), étude richement illustrée par des documents d'archives, des commentaires du temps, des informations sur la publication, la  réception (une note pour Le Ravissement... permet ainsi, et pour ne prendre que cet exemple, de mesurer combien un éditeur peut aider  moralement quelqu'un qui vient d'être éreinté : en 1964, le directeur de Minuit, Jérôme Lindon, écrit à Marguerite Duras que « Le Ravissement de Lol V. Stein est un admirable roman, sans doute le plus beau que vous ayez encore écrit. [...] Plus vous allez et plus vos œuvres gagnent en force et en beauté ».)

Il faudrait souligner ici toute l'érudition qui cerne les aléas de la composition, sans oublier de saluer les très remarquables notices qui escortent les œuvres en en offrant de magnifiques et subtiles analyses : il s'agit, à chaque fois, de vraies études universitaires, fouillées et prodigieusement captivantes. Enfin, une rubrique intitulée  « Autour de... » propose, juste après chaque texte de l'auteur, des documents, des brouillons, des  entretiens, des notules qui sont « de la main ou de la bouche de l'auteur ».

Le passionnant de l'entreprise est là, dans tout ce matériau que Duras et ses ayants-droit ont voulu laisser à disposition... et qui nous est aujourd'hui donné. Dans un beau colloque de Cerisy animé par Alain Vircondelet, les participants s'étaient divisés, en plaisantant à propos de ce pourquoi ils s'étaient réunis là (Duras), en « ravis » et en « pas-ravis »... nul doute qu'une grande partie de ce qui nous est aujourd'hui offert (sous une forme qui rassemble en un seul lieu textes, analyses et archives) – grâce au travail de bénédictin de ces huit commentateurs –  ne réconcilie les uns avec les autres.

Danielle Bajomée
Janvier 2012

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Danielle Bajomée a enseigné la littérature française des 19e et 20e siècles à l'ULg. Elle s'est spécialisée dans l'étude des textes littéraires d'après 1945, a organisé (avec Ralph Heyndels), en 1983, le  1er colloque Duras en Europe : intitulé Écrire, dit-elle (ULg-ULB), et publié aux Éd. de l'Université de Bruxelles en 1985.  Outre de nombreuses participations à des colloques et à des collectifs consacrés à Duras, elle a aussi publié, en 1999, une nouvelle version de son livre Duras ou la Douleur, Bruxelles/Paris, De Boeck-Éd. universitaires.
 

 

Marguerite Duras, Oeuvres complètes, sous la direction de Gilles Philippe, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, automne 2011
Volume I : Bernard Alazet, Christiane Blot-Labarrère, Marie-Hélène Boblet,  Brigitte Ferrato-Combe, Robert Harvey et Julien Piat.
Volume II : Bernard Alazet, Christiane Blot-Labarrère, Marie-Hélène Boblet, Florence de Chalonge, Brigitte Ferrato-Combe, Robert Harvey et Sylvie Loignon.   
 
 Petite bibliographie critique (très) sélective
- coll. , Écrire, dit-elle, sous la direction de Danielle Bajomée et Ralph Heyndels, Bruxelles, Éd. de l'Université de Bruxelles , 1985 .
- L'Arc, n°98, "Marguerite Duras", 1985
- La Revue des sciences humaines, n°202, "Marguerite Duras", 1986
- coll., Marguerite Duras, Rencontres de Cerisy, sous la direction d'Alain Vircondelet, Paris, Éd. Écriture ,1994
- coll., Duras, Dieu et l'écrit, sous la directiion d'Alain Vircondelet, Monaco, Éd. du Rocher, 1998
- coll., Marguerite Duras: la tentation du poétique, sous la direction de Bernard Alazet, Christiane Blot-Labarrère et Robert Harvey, Paris, Presses de la Sorbonne nouvelle, 2002
- L'Herne, "Duras", sous la direction de Bernard Alazet et Christiane Blot-Labarrère, 2005
- Jean Vallier, C'était Marguerite Duras, tome I :1914-1945, Paris, Fayard, 2006
tome II: 1945-1996, Paris, Fayard, 2010
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On trouve quantité de vidéos sur internet (essentiellement des émissions littéraires où Duras est interviewée) reprises sur INA.fr, notamment.
À recommander, plus particulièrement, celles-ci: Duras et le cinéma http://youtu.be/XxY7c2CDO2E
Duras, Autoportrait http://youtu.be/g_QCd-BBWAEsur
À propos de Détruire, dit-elle http://youtu.be/g_QCd-BBWAE
Sur India song http://www.ina.fr/art-et-culture/cinema/video/I04259990/marguerite-duras-a-propos-de-india-song.fr.html
Et un émouvant documentaire de Benoît Jacquot, deux ans avant le décès de l'auteur http://www.ina.fr/art-et-culture/litterature/video/CPB96002183/marguerite-duras.fr.html
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Les films de Duras existent en cassettes VHS chez Benoît Jacob vidéo; certains sont désormais disponibles en DVD
Les CD Marguerite Duras . Le Ravissement de la parole, par Jean-Marc Turine (coll. "les grandes heures", INA, Radio France , 1997 ) et Marguerite Duras ou la parole des autres..., par Jean-Marc Turine ( INA / Frémeaux et associés, 2001) proposent des interviews de Duras et des archives radiophoniques où elle intervient comme journaliste auprès d'enfants, de femmes de mineurs, etc.
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Les archives Duras ont été déposées de son vivant à l'IMEC (Institut Mémoires de l'Edition Contemporaine) à l'Abbaye d'Ardenne à Caen.

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