Toujours l'écriture échappe, et fait échapper à soi

D'autant que Duras revendique la force de la communication non médiatisée (dans le silence, les pleurs ou le cri) : ainsi, le film India Song, où Duras fait jouer ses acteurs bouche close, mais entendant leurs propres voix pré-enregistrées, a l'audace de faire entendre, pendant plusieurs longues minutes, une sorte de cri d'égorgé poussé par Michael Lonsdale suppliant, dans les sanglots, Anne-Marie Stretter de le garder auprès d'elle.
Le déni de la représentation banale, la lassitude devant les récits préconformés ont conduit Duras à adopter une conception passive de l'écriture, proche de celle des surréalistes ou des romantiques, posture où elle se prétend « chambre d'écho » et semble attendre d'être visitée (au sens religieux du terme), par « le train de l'écrit qui passe par votre corps. Le traverse. » (Écrire). Ce qu'elle dit d'elle comme écrivain renvoie alors à ces états recherchés par le mystique, occupé à rejoindre seulement l'essentiel : « Mais cette absence, ou plutôt cette relégation de la vie personnelle, c'est aussi une passion. Même quand j'étais embarquée dans des histoires avant, si violentes qu'elles soient, ça a rarement remplacé cette autre passion de n'être rien qu'une sorte de mise à disposition totale vers le dehors. » (Les Lieux de Marguerite Duras). Toujours l'écriture échappe, et fait échapper à soi (comme l'alcool, dira-t-elle) : « Je ne vois pas l'écrivain écrire pour tenter d'établir cette communication par le livre avec les autres hommes. Je le vois en proie à lui-même, dans ces lieux mouvants limitrophes de ceux de la passion (...) On est là au bout du monde, au bout de soi, dans un dépaysement incessant, dans une approche constante qui n'atteint pas. » (Les Yeux verts)
Le jeu des modèles éthiques et esthétiques, malgré – ou à cause de – la consécration réelle, et dans la sphère restreinte, et dans celle de plus large diffusion, autorise Duras, dans le recours à la vision romantique de l'écriture à reconquérir une sorte de dignité. Si l'écriture comme le pensaient Breton, Novalis et cie est dictée par l'être secret et prend, par là même rang de révélation sur le réel, elle est la seule connaissance authentique. La réception de l'œuvre – voulue ou non – par un public élargi a opéré une mutation des schèmes de pensée : l'image que se fait Duras de l'écriture comme geste est désormais sacralisée. Comment comprendre, sinon, le début de La Douleur et la transe visionnaire de « Sublime, forcément sublime » ?
« Une écriture de mots seuls »
Ces grands textes litaniques, qui jouent comme échos de la prose incantatoire, ou comme affadissement des grands alexandrins raciniens, Duras les accentue encore en marquant l'écriture comme physiquement, en soumettant les phrases à un rythme, à un souffle en mouvement. Écriture courante, proche parfois du langage parlé, constituée de phrases nominales, avec une syntaxe cassée et des mots manquants : « Ils passent. Ensemble. Seuls (...). Transhumance sereine, organique vers. » Elle déclarera dans Écrire : « Une écriture brève, sans grammaire, une écriture de mots seuls. Des mots sans grammaire de soutien. Égarés. Là, écrits. Et quittés aussitôt. » Mais dans les dialogues, comme dans les récits, surgit une prose poétique où compte seule la musicalité des noms (et la disposition particulière des segments de phrases sur la page), où la surexploitation de l'oxymore produit des effets de fulguration : « je vois sans voir » (Le Navire Night) « elle n'entend que l'inaudible » (La Femme du Gange). Ou encore, ceci : « vous voyez, il en serait comme de votre sourire mais perdu, introuvable après qu'il a eu lieu. Comme de votre corps mais disparu, comme d'un amour mais sans vous et sans moi. » (Écrire).

Il faudrait relever encore tant et tant de choses... Une dernière remarque : il existe dans ses écrits de la maturité une sorte de tic récurrent qui met les dialogues à distance, car l'énonciation elle-même, la profération, semble aussi importante à lire que ce que disent les protagonistes : « Il dit qu'il est seul, atrocement seul avec cet amour qu'il a pour elle. Elle lui dit qu'elle aussi elle est seule. Elle ne dit pas avec quoi. Il dit : vous m'avez suivi jusqu'ici (...). » (L'Amant. C'est moi qui souligne). Ce qui opère et une transfiguration de la communication banale et du récit conventionnel dont les enjeux mimétiques ont été rejetés. Certes, le lyrisme des voix n'est pas constant, mais les textes de Duras sont d'abord de la parole à écouter (même lorsqu'elle n'est pas « incarnée » au théâtre ou à l'écran) : Le Square, un de ses premiers romans, ne peut se définir comme un récit, il n'est rien de plus, en apparence, que le dialogue d'un voyageur de commerce et d'une petite bonne dans un jardin public.
Duras pratique aussi tout un art de la répétition lancinante : Claude Roy n'avait-il pas défini Moderato Cantabile par ce trait : « Madame Bovary réécrite par Béla Bartók » ?