
Née en 1914, dans ce qui est alors l'Indochine française, Marguerite Donnadieu vit une enfance qu'elle décrira comme compliquée, avec une mère désaxée par la mort de son mari, et deux frères dont l'un, le préféré de la mère, est extrêmement violent. Elle dit rencontrer à l'âge de 15 ans un Chinois très riche qui l'aimera et fera vivre littéralement les Donnadieu pendant quelques années. Marguerite quittera l'Indochine, après le Bac, et fera des études de Droit et de Sciences politiques à Paris, aura un emploi au Ministère des colonies, se mariera en 1939 avec Robert Antelme, poète et lecteur chez Gallimard. Elle rencontre le philosophe Dionys Mascolo en 42, entre en résistance en 43 avec Mascolo, Antelme, François Mitterrand et voit son mari déporté. Il survivra à Dachau, rentrera presque mort (expérience relatée dans La Douleur). Elle adhèrera au Parti Communiste Français comme à une mystique, avant de s'en faire exclure en 1950, sous le prétexte qu'elle vit avec deux hommes à la fois (Antelme et Mascolo). Elle créera avec eux une éphémère maison d'édition afin de faire paraître le livre capital d'Antelme, L'Espèce humaine (1947).
Si l'on décide de la suivre néanmoins, elle dit qu'après quelques romans qu'elle répudiera assez largement, tout commence avec l'écriture de Moderato cantabile (1958) qui a, selon ses termes, « déblayé la facilité » (Les Parleuses - entretiens avec Xavière Gauthier). Pourtant, déjà Le Square (1955) préludait à tous ces récits étranges et obsessionnels qu'elle allait publier, entre diction théâtrale et banalité, entre écriture du fantasme et écriture du quotidien : « Oui (...) on peut dire : ces livres sont douloureux à écrire, à lire (...) Enfin, je veux dire ils sont douloureux, parce que c'est un travail qui porte sur une région... non encore creusée, peut-être. » (Les Parleuses).
Les succès n'ont pas manqué : Hiroshima, mon amour (1959) d'abord, qui lui donne aussitôt une stature de très grand écrivain, ses pièces de théâtre montées très tôt par Claude Régy et Jean-Marie Serreau, son cinéma et, plus particulièrement, India Song (1974) et, plus tard, en 1984, pour L'Amant, outre le Goncourt, un emballement médiatique (400.000 exemplaires vendus) largement orchestré par l'écrivain et qui la renvoie, pour un temps, à une forme de délégitimation (elle se complairait subitement, dit-on, dans un récit de vie et d'amour, lisible par tous, en somme une littérature de masse ).
« Je me souviens à l'instant même où j'écris »
Si l'on essaie de pénétrer quelques grandes constantes de cet amas considérable d'écrits (une soixantaine de textes romanesques – série commencée en 1943 avec Les Impudents et clôturée en 1995, un an avant son décès, avec C'est tout – , de théâtre ou de « réflexion » auxquels il faut ajouter 19 réalisations filmiques, les préfaces, etc.), on peut affirmer qu'à quelques exceptions près, l'œuvre est marquée par la mélancolie qui constitue, à côté de la passion (entendue aux deux sens du terme : amour et souffrance crucifiante), le motif le plus permanent de son écriture, puisqu'on retrouve partout la hantise de l'arrachement ou de la séparation comme leitmotiv. L'idée même de se quitter fait défaillir ou hurler de douleur ‘en dedans' : « Demain, à cette heure-ci, je serai à des milliers de kilomètres de toi », dit, avec peine et horreur, la jeune Française à son amant japonais, dans Hiroshima...
À la douleur de l'arrachement, partout exprimée, s'oppose le besoin d'un monde dans lequel dominerait le fusionnel. Mais le profond pessimisme temporel qui colore les textes coïncide aussi avec une fermeture du futur : « Très vite dans ma vie il a été trop tard » (L'Amant), une fermeture qui irrigue un rapport posthume à l'existence : « Si j'étais morte hier, je serais morte à dix-huit ans. Si je meurs dans dix ans, je serai morte aussi à dix-huit ans. » (Les Yeux verts). On ne s'étonnera pas, dès lors, de cette nécessité de se raconter et de raconter l'enfance indochinoise, pas plus qu'on ne sera surpris de la reprise constante du thème de la mémoire et de la peur de l'oubli, obsessionnelles.
Chez Duras, se conjuguent plusieurs dimensions de mémoire : les temps de la mémoire collective, qui peut être partagée, se superposent aux temps de la mémoire singulière. La fascination que l'on éprouve pour Hiroshima mon amour tient sans doute à cet entrelacement du souvenir de l'hécatombe atomique et de l'acuité d'une douleur personnelle. La Française, qui est une comédienne venue, 14 ans après la Libération, tourner un film contre la guerre, contre la bombe H, ne voit d'abord dans Hiroshima qu'un lieu gorgé de présence historique et culturelle. Ses visites au musée, son aventure d'une nuit avec un architecte japonais font remonter des profondeurs la blessure inguérissable de la mort de son premier amour : elle fut folle d'amour à Nevers pendant la guerre, puis tondue, déshonorée après l'assassinat de son amant, un jeune soldat allemand. Hiroshima se charge donc d'une portée allégorique (la folie de la guerre, la fin de la guerre), d'une force qui va élever à un maximum d'intensité la douleur ancienne, refoulée depuis longtemps, non seulement en raison d'une analogie entre l'impossible passion (pour l'Allemand/pour le Japonais), mais parce que la Française ne voit pas la ville actuelle, parce que, retournée au moment de la guerre, elle hallucine le passé (« J'ai tout vu à Hiroshima. (...) J'ai eu chaud place de la Paix. Dix mille degrés sur la place de la Paix. Je le sais. » (Hiroshima...). Chez Duras, les personnages, hantés par l'oubli et l'absence, s'essaient à un difficile travail de remémoration. Et chacun porterait, en quelque sorte, « toute la mémoire du monde », celle-ci se propageant dans une circulation tout-à-fait impersonnelle « De n'importe quel passé... de n'importe quel amour... je me souviens » (La Femme du Gange). Duras fait s'équivaloir absolument ‘se souvenir', ‘raconter' ou ‘imaginer', brouillant les temporalités et les repères : « Je me souviens, à l'instant même où j'écris » (L'Amant), ce qui fait penser à la dernière phrase du film de Varda, Les Plages d'Agnès : « je me souviens pendant que je vis ».

Hiroshima mon amour
D'ailleurs, dans une interview accordée au Nouvel Observateur en 1986, Duras dira prendre en charge, personnellement, le souvenir de l'holocauste : « J'ai grandi, j'ai fait l'université. (...) J'ai écrit. (...) Tout à coup, je me suis réveillée et c'était Auschwitz. (...) Sept millions de Juifs assassinés. (...) Depuis, quoi que je fasse, quoi que j'écrive, je ne suis jamais tout à fait sortie de ce territoire-là. (...) C'est devenu pour moi le malheur de tous ». L'obsession de l'Inde répond, à l'évidence, aux mêmes schèmes, puisque l'auteur l'élève à la dimension du mythe (comme Auschwitz ou Hiroshima) en la muant en l'archétype de la lèpre et de la famine.