Le symbolisme au peigne fin des mots

Dans les deux dernières décennies du 19e siècle se déploie en France un mouvement littéraire – surtout poétique – qui restera par la suite qualifié de « symboliste ». Nébuleuse plus qu'école proprement dite, il reste cependant rétif à toute définition digne de ce nom, d'autant que la musique et la peinture ont très vite été imprégnées de sa sensibilité et que les créations auxquelles celle-ci a donné lieu ont amplement débordé les frontières de l'Hexagone. Le « Que sais-je? » de Paul Aron et Jean-Pierre Bertrand, intitulé Les 100 mots du symbolisme, rend compte avec bonheur des multiples aspects de cette mouvance culturelle. Laquelle marquera de son empreinte les avant-gardes du 20e siècle, surréalisme en tête.   

 

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La particularité des « Que sais-je? », vénérable collection s'il en est, c'est que l'on éprouve pas mal de scrupules à s'en débarrasser, même si le temps a quelque peu érodé leurs contenus. Cette dame très digne, qui aura survécu à bien des modes, avait cependant pris un coup de vieux ces dernières années. D'où la volonté des Presses universitaires de France (PUF), qui les publient, de leur faire subir un lifting. C'est chose faite avec la série « Les 100 mots », dont le premier numéro était consacré à l'économie et dont la couverture – agrémentée d'une illustration – a perdu de son austérité traditionnelle.

Cette formule nouvelle, qui se veut un brin plus racoleuse, a également abandonné la linéarité qui avait cours auparavant. Le livre Les 100 mots du symbolisme de Paul Aron et Jean-Pierre Bertrand, respectivement professeurs à l'ULB et l'ULg, en témoigne qui, prenant appui sur autant d'entrées, réussit à fournir un aperçu aussi complet que possible de la nébuleuse culturelle qualifiée de symboliste.

L'entreprise n'allait pas de soi au départ, car elle était tributaire d'au moins trois contraintes que les auteurs se sont imposées : les notices devaient impérativement comporter le même nombre de signes, être exemptes de notes en bas de page et ne jamais figurer sous un nom d'auteur en guise d'en-tête. Présentées sous forme de dictionnaire, dans l'ordre alphabétique comme il se doit, les notions clés ainsi abordées se renvoient utilement les unes aux autres, en particulier grâce à l'emploi judicieux d'astérisques placés à la droite de termes faisant l'objet d'une entrée propre. Dispositif qui permet au lecteur de virevolter, à « sauts-de-mots » en quelque sorte, ce qui ne devrait pas déplaire à un jeune public tellement rompu à la pratique du zapping.

Au final, au bout de 120 pages, le mouvement littéraire décrypté avec minutie s'en trouve reconstruit, un peu à la manière d'un puzzle. Et ce qui ressort en priorité de cet ensemble édifié pièce par pièce, c'est la musicalité de la mouvance symboliste, revendication clairement formulée par ces deux poètes emblématiques que furent Paul Verlaine (1844-1896) et Stéphane Mallarmé (1842-1898) : « De la musique avant toute chose », réclame le premier, tandis que le second entend bien « Reprendre à la musique notre bien ». De telles injonctions visent à faire éclore une langue vraiment musicale, porteuse de subtilité et de nuance, lieu d'élection où s'insinue volontiers la beauté fugitive. Comme dans cette première strophe d'un poème de Verlaine : « Écoutez la chanson bien douce/Qui ne pleure que pour vous plaire/Elle est discrète, elle est légère:/Un frisson d'eau sur de la mousse ! » Ou dans cette réflexion d'un Mallarmé assoiffé d'Absolu : « La musique et les lettres sont la face alternative, ici élargie vers l'obscur, là scintillante avec certitude, du phénomène que j'appelai l'Idée. »      

Foin de l'éloquence et de l'emphase romantiques donc ! Place, par contre, au vague, à l'ineffable, à la suggestion, aux correspondances et, en définitive, au symbole, « signe qui représente de manière sensible et par analogie une chose absente ou un signifié abstrait » selon la définition retenue par les deux auteurs de l'ouvrage. Du coup, à la fin du 19e siècle, les symbolistes rompaient avec le naturalisme, mouvement dont le chef de file fut Émile Zola (1840-1902) pour qui l'écrivain, à l'image du scientifique, devait nécessairement se doubler d'un observateur et d'un expérimentateur. Ils prenaient aussi le contre-pied du Parnasse, école de poésie qui eut Charles Leconte de Lisle (1818-1894) pour maître et le culte de la beauté, servie par une forme impeccable et impassible, pour idéal ultime.   

Et pourtant, malgré les prescriptions auxquelles il vient d'être fait allusion, en dépit aussi des traits communs reconnaissables entre tous, la famille symboliste s'est montrée rétive à toute tentative de légiférer en matière de composition poétique. Il y eut bien les deux Lettres du Voyant d'Arthur Rimbaud (1854-1891) pour qui le poète, en « voleur de feu », doit féconder son œuvre à l'aide de visions arrachées à l'inconnu de son être. Il y eut aussi les recherches sur le langage de Mallarmé,   « homme d'intérieur » exigeant hanté par l'Azur, qui estimait que « Le monde entier est fait pour aboutir à un beau livre ». Il y eut, enfin, l'article intitulé « Un manifeste littéraire » de Jean Moréas (1856-1910) paru le 18 septembre 1886 dans un supplément du Figaro et où était proposée « la dénomination de "symbolisme" comme la seule capable de désigner raisonnablement la tendance actuelle de l'esprit créateur en art ». Mais tout cela ne fut pas suffisant pour installer une école littéraire en bonne et due forme, à l'image de celle du surréalisme par exemple, qui sera mise en place en 1924 avec le Manifeste d'André Breton (1896-1966). Du reste, en fondant en 1891 l'École romane, laquelle veut renouer avec le classicisme hérité de la civilisation gréco-romaine, Moréas quitte prématurément le bateau...

Profondément dispersé, souffrant d'un manque de position commune en ce qui concerne les choix techniques notamment, tel apparaît aujourd'hui le symbolisme. Ce qui ne signifie aucunement qu'il n'ait pas eu de précurseurs prestigieux et encore moins de représentants attitrés. Chez les premiers se détachent Charles Baudelaire (1821-1867), bien sûr, dont Les Fleurs du Mal (1857) annoncent la modernité, ainsi que les Poètes maudits (1883) répertoriés par un Pauvre Lelian, anagramme de Paul Verlaine. Chez les seconds, pour se limiter à la prose, ressort Joris-Karl Huysmans (1848-1907) : son roman  À rebours (1884), véritable « bible » de la décadence ou esprit « fin de siècle », met en scène Des Esseintes, personnage en proie à la névrose qui se retire de la société pour s'isoler dans une demeure luxueuse et s'y adonner à des activités raffinées. 

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