Entretien avec Olivier Smolders

On entend dans ce film, comme dans beaucoup d'autres, votre propre voix. 

D'une façon générale, je ne suis pas très enthousiaste à l'idée d'utiliser ma voix dans un film, précisément parce que cela donne l'impression que c'est le réalisateur du film qui parle, alors que, dans un film, ma voix appartient à l'imaginaire, c' est celle d'un personnage. Même dans Mort à Vignole et Voyage autour de ma chambre, plus autobiographiques, je m'exprime de manière différente de la façon dont je m'exprime tous les jours, c'est une voix très écrite donc fictionnalisée.

Votre cinéma repose énormément sur la dualité, aussi bien formellement que thématiquement. La plus évidente, c'est l'utilisation régulière du noir et blanc.

J'ai découvert une grande partie du cinéma par des films en noir et blanc, c'est dans l'œil, dans ma mémoire de spectateur, ce sont des images qui m'ont fortement impressionné. J'ai sans doute cherché à retrouver cette émotion. Il y a aussi parfois la contrainte économique. Pour maîtriser vraiment les couleurs, il fallait repeindre les décors, les objets, réaliser des costumes, etc. C'était un investissement que je ne pouvais souvent pas faire. Cela dit, chaque film a ses lois propres : cela n'aurait pas été une bonne idée de réaliser Adoration en couleur parce que le sang de la jeune femme assassinée est plus juste en noir et blanc, il est plus symbolique, il ressemble à de l'encre... En rouge, la scène aurait été gore, ce qui m'aurait fort éloigné du point de vue que je voulais adopter à propos de ce meurtre.

C'est aussi une manière de prendre de la distance par rapport à l'image.

L'énorme avantage du noir et blanc, c'est qu'il casse chez le spectateur son désir spontané de croire en l'image qu'il voit, de croire que c'est la réalité. Cela l'oblige à mettre à distance. En maîtrisant la couleur et en jouant sur d'autres paramètres, on peut arriver au même résultat mais avec le noir et blanc, c'est radical !

Autre dualité récurrente, celle du grotesque et du sublime, si je puis m'exprimer ainsi.

C'est un ingrédient que je traîne depuis mes lectures fiévreuses de Georges Bataille quand j'étais adolescent, écrivain qui a été le chantre du court-circuitage entre le sublime et l'ignoble. En matière d'art, le moment le plus dangereux est celui où une œuvre touche à une certaine limite. Je ne sais plus qui a dit « le sublime frise toujours le ridicule ». Cette frontière me plaît, entre le spectacle horrible et le spectacle sublime, il y a une parenté troublante. C'est une prise de risque artistique, c'est le moment où les formes deviennent embarrassantes esthétiquement parlant.

En tant que théoricien, vous travaillez sur l'excès au cinéma. Par rapport à cette frontière que vous citez, peut-on dire que votre cinéma interroge cet excès 

Oui, d'une certaine manière... Les films qui m'ont le plus impressionné sont souvent des films assez insupportables mais que je trouve en même temps envoûtants et audacieux. Je pense par exemple à Requiem pour un roi vierge de Syberberg, à certains films de Bresson qui ont un côté agaçant mais qui dans le même temps sont magistraux et touchants. Je pourrais également citer INLAND EMPIRE qui est un film difficile mais qui a sa part d'inventivité, de magie, de liberté, d'audace formelle qui me laisse sans voix.

Enfin, toujours en terme de dualité, je vois l'espace et le temps : un espace clos, étriqué avec des décors cloisonnés, des boîtes, et un temps dilaté, étiré.

Dans la vie de tous les jours je suis très désordonné, et dans mes films je passe mon temps à tout ranger. Je choisis donc intuitivement, de manière pulsionnelle, des espaces clos et fermés non pas tellement pour avoir un sentiment d'enfermement mais parce que j'ai subitement l'impression d'avoir une maîtrise que je n'ai pas dans la vie de tous les jours. La mise en scène me paraît alors comme une sorte de gri-gri, d'antidote, de doudou dirait un enfant, pour penser que les choses peuvent parfois être à leur juste place. Du coup c'est vrai que j'enferme beaucoup les choses dans des boîtes dans mes films ; le cinéma lui-même me semble être une boîte. Quant à la perception du temps... Je n'ai pas l'impression d'avoir un rythme tellement lent dans mes films, mais peut-être est-ce vrai. Pour qu'on fasse un peu attention à ce qui se passe dans un cadre donné où il y a des personnages, des corps et des visages qui m'intéressent plus que des idées et des histoires, il faut que la caméra ne bouge pas trop et qu'il n'y ait pas trop de plans, que ceux-ci durent assez longtemps pour que le spectateur puisse être attentif à autre chose qu'au récit ou au dialogue.

Nuit noire adoration     
Nuit noire                                                                                          Adoration

En parlant de dialogue, il y a dans vos films une prédominance de la voix-off sur les conversations entre personnages justement. Je pense notamment au diptyque La philosophie dans le boudoir et Ravissement, où les acteurs ne parlent jamais.

La voix-off, c'est une voix intérieure. Sade ou Thérèse d'Avila ne sont n'est pas « adaptables » au cinéma, ce sont des textes qui existent en tant que discours intérieurs. S'ils avaient été mis dans la bouche de personnages je pense que je les aurais dénaturés. Ils n'ont pas été écrits pour être dits mais pour être lus. La voix off est une lecture mentale. Je trouve donc plus pertinent de faire circuler parallèlement des textes littéraires et des images en faisant en sorte qu'il y ait des liens troubles entre les deux. C'est l'histoire d'un dialogue entre deux discours intérieurs, un d'origine littéraire, l'autre fait d'images.

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